L’éducation dans la ville du futur
Plus qu’habiter, consommer, travailler et s’amuser
Relativement aux villes qui ne se cessent de s’accroitre, et qui se conçoivent dorénavant à l’aune de nouvelles conceptions architecturales, urbaines et technologiques, il est important de réinjecter dans cette vision, parfois exaltée, un questionnement sur la place et la forme de l’éducation.
Après ses études en Allemagne, les Pays-Bas et la République tchèque, Melanie Brockmann vit et travaille en tant que professeur d’allemand et professeur de danse à Paris. Ses deux enfants fréquentent tous les deux des écoles publiques. Elle s’engage auprès des parents d’élèves, aussi pour mieux comprendre le système scolaire français. Elle s’intéresse particulièrement à des concepts d’apprentissage innovants et créatifs. Sur ce sujet elle a publié plusieurs articles dans des magazines spécialisés en Allemagne et a également conçu du matériel didactique (ALE – Allemand langue étrangère). Depuis 2017, elle est responsable d’un cours magistral en langue allemande à l’Institut Catholique de Paris sur la « La ville du futur ».
Poussés par l’espoir d’un meilleur travail et d’un style de vie urbain, toujours plus de gens sont attirés par les grandes villes, et on pense désormais qu’en 2050, 70 % de la population mondial e vivra en ville1. Pourtant les ville s ne représentent que 2 % de la surface de la Terre, et déjà 50 % de la population mondiale y vit. Les urbanistes et les architectes ont cette mission complexe de garder l’équilibre entre, d’une part, l’organisation des espaces de vie d’une population grandissante dans un périmètre contraint, et d’autre part, la préservation d’une bonne qualité de vie des habitants. Les urbanistes doivent alors faire face à cette nécessité de concevoir des espaces urbains et de les ajuster, de les concilier en un juste équilibre quelque part entre espaces fonctionnels et espaces agréable s.
Dans l’urbanisme classique, la ville est pensée principalement selon quatre grands axes : le travail, l’habitat, le loisir et le transport. De nos jours, l’urbanisme se nourrit d’autres disciplines et opère des mutations inédites. Les neuro-urbanistes se questionnent sur les relations entre agitation urbaine, espace vert, maladies psychiques et santé mentale. Comment définir concrètement « la bonne qualité de vie », quels sont ses dénominateurs communs? Comment les identifier? Et comment garantir qu’une ville offrira un environnement dans lequel les individus se sentiront bien et pourront s’épanouir?
Ces nouvelles disciplines urbaines, pétries de sociologie, d’anthropologie, de psychologie, d’architecture ou encore de philosophie, sont attentives aux avancées technologiques du monde numérique. Toute recherche empirique, expérimentation de laboratoire et technologie de pointe trouvent une source d’inspiration inépuisable dans l’anticipation de ce que sera la ville du futur. Elles y rencontrent les problématiques les plus contemporaines.
Ainsi, la ville du futur pourrait résoudre les bouleversements environnementaux à venir : les villes sur l’eau répondent à la montée inexorable des eaux, la ville contenue tout entière dans une seule tour peut résoudre la complexité énergétique des réseaux de transport, et il en va ainsi pour la Smartcity, l’Ecocity… Autant de réponses concrètes, argumentées, aux défis auxquels il nous faut faire face aujourd’hui avec urgence.
Ces réflexions transversales s’attachent à penser aussi bien le chemin quotidien à son bureau, l’espace du travail, le loisir, l’habitat, les matériaux, l’économie d’énergie, la circulation, les relations sociales, pourtant, jamais la question de l’espace pour l’éducation n’est frontalement abordée.
Voici des promesses saisissantes, des conceptions nouvelles, des solutions concrètes et un futur dans lequel les conséquences pour l’école, l’apprentissage, l’éducation sont à peine esquissées. Dans ce demi-silence, quelques applications sur les boutiques d’applications (App Store) nous proposent une autre manière d’apprendre sur son téléphone intelligent, pendant que le don d’ubiquité promis par les réseaux numériques du futur nous invite à enseignerautrement sur des écrans connectés.
Pourquoi l’éducation et sa science séculaire ne prennent-elles pas une part plus affirmée à cetenthousiasme général pour la ville à venir? La marche en avant « numérique » perturbe les relations traditionnelles entre transmission, valeurs et pratiques éducatives. En premier lieu, ce nouvel agencement numérique s’interroge sur les incarnations. Le corps de l’enseignant, présent dans sa salle de classe, doit se confronter à sa propre dématérialisation; son savoir se heurte aux moteurs de recherche et autres « wiki » collaboratifs, ainsi que sa capacité à le transmettre en considérant les « e-learning » ludiques et autres modules de « MOOC 2 » honorables. Son champ de compétences est démultiplié à l’infini dans un nouvel agencement de duplication numérique des savoirs traditionnels aux récits, expériences individuelles ou collaboratives; sa salle de classe doit rivaliser avec des applications et des réseaux spécialisés en libre accès. À cela s’ajoute la crainte que « notre regard critique » sur la science, le progrès, et les promesses qui les accompagnent ne soit littéralement engloutit, dépassé par ce changement à grande vitesse qui s’opère sous nos yeux.
Pour l’éducation, le numérique n’est pas neutre. Occasionnellement, les sciences qui participent à l’avènement du tout numérique semblent reproduire les craintes des précédentes révolutions industrielles, et de leurs marches forcées vers le progrès. Et ce progrès, à l’origine de l’école telle que nous l’avons conçue, est pris à son propre piège en mettant à l’écart de son chemin, l’éducation qui le garantissait en retour.
La science de l’éducation est encore jeune, elle doit penser le monde qui vient au-devant d’elle, tout engourdie et parfois embarrassée des responsabilités humanistes dont elle hérite. Face à la créativité immature et parfois arrogante du monde numérique conquérant, elle peine à entretenir le dialogue.
Comment penser l’éducation, ses espaces, son ambition, ses objectifs dans la Smartcity par exemple? Comment la concevoir à l’ère de la dématérialisation du savoir et de la transmission?
Avec la Smartcity et les villes intelligentes, la question devient plus urgente, le risque politique est conséquent. L’expression des inquiétudes et des réticences ne peut suffire à répondre à la force de frappe des nouvelles technologies qui transforment à toute vitesse notre quotidien.
Le réaménagement des villes déjà existantes coute cher et provoque souvent des processus d’embourgeoisement, c’est-à-dire des changements de la population d’un quartier ou d’une ville. D’ailleurs, qui vivrait dans des projets réalisés de nouvelles villes spectaculaires, des projets de villes-nations ou de villes sous-marines (p. ex., l’architecte belge Vincent Callebaut, l’Ocean Spiral de Shimizumais, aussi les projets urbains de Apple et Google)?
Pour des villes intelligentes, connectées, un aménagement approprié des infrastructures est indispensable. D’autant plus, lorsque ces villes sont conçues selon un processus descendant : des villes livrées clés en main, construites d’un bloc, créées en dehors de tout enchainement historique. La question des espaces de l’éducation est délaissée au profit des problématiques du transport, de l’habitat, du loisir, et du travail.
Or, l’espace de l’éducation, s’il doit être préservé quelque part dans la Smartcity doit se penser, avant qu’aucun mur ne soit élevé, et que le béton ne soit coulé dans les terrassements.
Très bientôt, des villes entières seront vendues, et achetées (Anil Menon, +Connected Communities CISCO Arte 1/3, Songdo City Corée du Sud). Le service après-vente et les prestations contractuelles feront partie de l’investissement financier. La ville et son organisation resteront entre les mains du concepteur/vendeur, car lui seul maitrisera le fonctionnement de la ville et de ses parties.
On peut se poser la question de ce que sera l’espace public, physique et partagé concrètement. Les espaces publics ont structuré la cité de manière organique en permettant une proximité, voire une complicité dans la diversité des activités des habitants et des pratiques citoyennes. La cité coconstruite rendait indistincte la part des impulsions programmatiques, politiques, ou intuitives (Wem gehören unsere Städte? ARTE, La démocratie urbaine en danger, Le Monde, Le Times Square Business Improvement District de Stephane Tonnelat).
D’ailleurs dans la ville intelligente, qui sera la personne responsable quant aux questions relatives à l’éducation? Les entrelacs entre enjeux privés et publics dessinent des contours incertains, ouverts à des arbitrages et à des intérêts peu recommandables.
Les villes du futur, en fonctionnant sur la base d’algorithmes, de centrales de serveurs dédiés au « big data », pourront garantir à l’habitant des Ecocitys une maitrise complète de ses propres dépenses énergétiques, de son empreinte carbone, de sa consommation d’électricité, de gaz…
Pour les Smartcitys, les différents systèmes qui approvisionnent la ville, ses veines et ses artères, comme le transport et les réseaux énergétiques, seront unifiés et attribués à un management des données (Die vernetzte Stadt, Kristina Pezzei, FAZ). Grâce à cette bonne gestion, les habitants de ces futures villes économiseront jusqu’à 30 % d’énergie. Si l’on considère que des experts entrevoient la fin de la deuxième (ou troisième selon certains) révolution industrielle, à cause de la hausse du prix des combustibles, et de l’épuisement des énergies fossiles, alors les maisons passives et optimisées de l’Ecocity sont les bienvenues pour nous sortir de cette ère industrielle qui s’éteint.
Mais la planification des villes ne pourrait se contenter d’optimiser la gestion de l’énergie. Pour beaucoup d’habitants, la vie urbaine signifie aussi un certain désordre, de la complication, un projet en devenir, une diversité culturelle. Pour plusieurs, la ville reste simplement le symbole de systèmes dynamiques, vivants, complexes, qui ne se satisfont pas de structures lisses aux géométries achevées.
Même si les aspects environnementaux, la meilleure gestion du temps, le calme et la sécurité entrent pleinement dans ces projets urbains à venir, il semble que l’être humain soit toujours plus qu’un organisme vivant qui travaille, achète et habite dans un endroit énergétiquementoptimisé.
Lorsque chacun pourra gérer, surveiller, telle une centrale miniature connectée, sa propre consommation d’énergie (selon le sociologue et économe américain Jeremy Rifkin), quelles formes auront les espaces d’éducation dans ces nouveaux environnements connectés?
Dans ces espaces communs qui se privatisent, dans ces espaces privés ouverts aux réseaux dématérialisés, dans ces espaces collectifs pris discrètement d’assaut par des partenariats public-privé indistincts (les BDD — Business Improvement District), comment inscrire durablement et préserver les savoirs en devenir, les manifestations expérimentales et dynamiques dont devraient jouir les espaces d’éducation?
Quelles que soient les formes de ces villes du futur dans les décennies à venir, elles devront gérer encore la croissance de leur population, la maitrise de leurs espaces, et, aux côtés des problématiques d’optimisation énergétique, elles ne pourront manquer de travailler la représentation problématique des espaces d’éducation dans ces nouveaux contextes. L’apprentissage durable serait-il un enjeu écologique?
Les états et les communes doivent se montrer attentifs et réactifs aux initiatives citoyennes qui engagent dans le tissu urbain des processus d’approche ascendante du développement de la cité.
Les villes resteront toujours des laboratoires où expérimentations et innovations naissent d’initiatives hybrides, indiscernables entre actions et réaction, habitants et institutions.
Les espaces d’éducation pourraient être identifiés comme ces environnements précieux qui ventilent, par l’action quotidienne des acteurs des systèmes éducatifs traditionnels, toutes les problématiques de la transmission des cultures, de la transmission générationnelle, de l’expérience de l’échange, de l’autre, de l’altérité. Également, ils sont ces lieux propices à aérer les réseaux fermés et objectivés des espaces d’usage.
Même s’il est difficile de savoir exactement ce qu’un élève d’aujourd’hui devra maitriser dans dix ans, il reste que les espaces d’éducation constituent le terreau des comités d’experts à venir. Ils rendent possible un retour critique, projectif, actif sur leurs propres environnements. Ils initient les individus, les habitants, les générations à venir aux débats citoyens sur la vie commune. Ils éprouvent par le contact, la perméabilité des espaces privés et publics, individuels et collectifs.
Ils doivent se penser également comme un espace capable d’accueillir l’expression des rêves de ceux, et de celles qui y vivent ensemble. Ils sont en mesure d’être un moteur aussi bien qu’un champ d’expérimentation.
Évoquer, construire la ville du futur ne peut s’envisager sans ceux-là mêmes qui y vivront. Comme le souligne le neurobiologiste et écrivain Gerald Hüter, recréer une conscience active et dynamique de/pour son environnement, cela signifie aussi déjà de créer de l’espace vivable.
Photo : David Peralbo
Première publication dans Éducation Canada, décembre 2018
1 www.lesechos.fr/19/05/2018/lesechos.fr/0301693908841_en-2050–plus-de-deux-tiers-de-l-humanite-vivra-en-ville.htm
2 Un MOOC (pour massive open online course, d’après l’anglais) ou formation en ligne ouverte à tous (FLOT), aussi appelée cours en ligne ouvert et massif (CLOM), est un type ouvert de formation à distance capable d’accueillir un grand nombre de participants. L’appellation MOOC est passée dans le langage courant en France; elle est désormais reconnue par les principaux dictionnaires.