De réaction à rétablissement
Des casse-têtes, des bateaux et la pandémie de COVID-19
Récemment encore, elles avaient été de proches collègues et amies. Et voilà que Morgan, Ashley, et Mackenzie se retrouvaient sur le seuil de la porte de leurs classes, à une distance physique qui leur rappelait brutalement la frontière émotionnelle les séparant désormais. Dans un élan de compassion après plus d’un an de conditions pandémiques, Ashley s’est exclamée : « J’aimerais tellement que les administrateurs sachent ce que nous ressentons actuellement. Je ne me suis jamais sentie aussi découragée ni isolée. Une autre journée pédagogique sur les méthodes du distanciel est bien la DERNIÈRE chose dont j’ai besoin. » Morgan acquiesça : « Ce dont nous avons vraiment besoin, c’est d’écoute et de respect – et d’une pause. Ouais, une pause serait bienvenue. J’en ai assez! ». Mackenzie, elle, ne disait rien. Elle avait attendu avec hâte cette journée pédagogique. L’enseignement à distance lui avait semblé une interruption souhaitable du statu quo, et après un peu de difficultés, elle s’y était adonnée entièrement, avec un sentiment de réussite. Elles se sont regardées toutes les trois, dans un silence prolongé. Puis la cloche a sonné. Le travail reprenait.
En avril 2020, quand est survenue la pandémie de COVID-19, la fermeture des écoles à l’échelle planétaire a déclenché une période de bouleversement historique. Au Canada, cette fermeture, prévue pour quelques semaines, a finalement duré plusieurs mois, alors que les écoles composaient avec les vagues déferlantes de la pandémie et que le personnel enseignant a dû se repositionner pour passer du présentiel au distanciel et adopter constamment de nouvelles pédagogies. Le présent article se penche sur une étude financée par le CRSH (Babb et coll., 2022) que notre équipe de recherche a lancée en avril 2020 et qui est toujours en cours. Nous avons interrogé 2 000 enseignants canadiens pendant près de trois années de pandémie afin de comprendre plus profondément leurs expériences, à la lumière des exigences auxquelles ils devaient alors se conformer et des ressources qu’on leur offrait comme soutien.
L’enseignement au cours des premiers mois de la COVID-19
Les premières données d’entrevues recueillies auprès des enseignants canadiens au début de la pandémie ont démontré que l’équilibre était difficile à maintenir (Eblie Trudel et coll.). Bien des élèves n’avaient pas un accès adéquat à la technologie, manquaient de soutien à la maison dans leur langue d’enseignement et recevaient moins d’aide pour relever les défis liés à de nouveaux besoins d’apprentissage. Bon nombre de parents, déjà débordés sous le poids du travail et de la garde de leurs enfants, étaient dépassés ou incapables d’appuyer leurs jeunes dans leur éducation. De surcroît, les enseignants se débattaient pour prioriser les besoins de base des élèves, tisser des partenariats essentiels entre l’école et les familles, et puiser la confiance qui leur était nécessaire pour stimuler les jeunes avec de nouveaux modes d’enseignement.
Au fil de notre recherche, nous avons constaté que les enseignants répondaient de façon prévisible aux critères des deux modèles d’épuisement professionnel généralement reconnus qui balisaient notre étude, et qu’ils exprimaient de façon fort diversifiée leur appréciation de l’enseignement en temps de pandémie. Le modèle des exigences et des ressources en matière d’emploi (Bakker et Demerouti, 2007) nous a permis de prendre conscience que les expériences variées, mais uniques qu’ils vivaient menaient certains enseignants à l’épuisement professionnel, en raison d’exigences accrues et de ressources de soutien inadéquates. Un modèle établi par Maslach et Jackson (1981) nous a permis d’estimer l’évolution de l’épuisement le long d’un spectre associé à des périodes de stress professionnel, en notant les dimensions d’épuisement, de dépersonnalisation, ou de cynisme, et d’accomplissement réduit sur le plan professionnel. Nous avons observé que l’épuisement pouvait être attribuable à des exigences particulières que la personne associait à un rôle précis, et que la perte d’efficacité pouvait résulter du manque de ressources pour répondre à ces exigences. Certains enseignants épuisés se sont isolés des élèves et de leurs collègues, ou évitaient complètement le travail, des comportements associés à la dépersonnalisation (un sentiment de perte de sens de soi-même) ou au cynisme dans la documentation sur l’épuisement professionnel. Compte tenu de l’influence potentielle de cet isolement sur la réussite et le bienêtre des élèves, il est apparu que de nouvelles solutions pour réduire le stress des enseignants et améliorer leur adaptation seraient vitales pour assurer un enseignement de qualité et éviter l’épuisement professionnel.
Un casse-tête insoluble en lui-même
Parce qu’elle supposait que le processus de recherche se comparait à l’assemblage d’un grand casse-tête, notre équipe a tenté de recourir aux méthodes statistiques traditionnelles pour brosser un portrait concis de l’adaptation des enseignants tout au long de la pandémie. Mais il s’est révélé difficile de peindre une image claire de l’expérience des enseignants. Au moment même où nous pensions avoir compris les tendances, de nouvelles données nous parvenaient, incongrues, tout comme si l’on cherchait à résoudre un casse-tête avec des pièces provenant d’autres casse-tête, pièces qui ne s’inséraient pas dans l’ensemble. En passant à un nouveau type d’analyse statistique, nous avons découvert qu’il s’agissait, en fait, de cinq casse-tête différents à examiner. Nos constatations ont révélé cinq profils (ou modèles) distincts de réactions à l’enseignement en temps de pandémie, chacun étant relié à différentes combinaisons d’exigences selon les rôles ainsi qu’à l’accès à des ressources personnelles ou fournies par l’employeur (voir la figure 1).
Cinq casse-têtes
Plus précisément, nous avons isolé deux groupes d’enseignants qui s’épanouissaient, que nous avons nommés « mobilisés » et « impliqués ». Même s’ils éprouvaient des niveaux d’épuisement modérés et percevaient que les exigences étaient élevées, les enseignants de ces deux groupes accédaient à un plus grand nombre de ressources et affichaient des niveaux d’accomplissement personnel plus grands que les autres sujets de l’étude. Tout comme Mackenzie dans notre scénario de départ, ces enseignants bénéficiaient de soutien pour répondre aux exigences de leur travail en période de pandémie, même si les enseignants « impliqués » étaient légèrement plus repliés sur eux-mêmes que les enseignants « mobilisés ».
Un troisième groupe d’enseignants frôlaient l’épuisement professionnel et ont été reconnus comme étant « surchargés ». Comme Morgan, ils faisaient face à un certain manque de ressources pour répondre aux exigences de leur travail et se trouvaient à un seuil critique avant les symptômes d’épuisement. Ils éprouvaient les niveaux d’épuisement presque les plus marqués et se repliaient modérément sur eux-mêmes, mais affichaient encore de hauts niveaux d’accomplissement personnel. Enfin, nous avons isolé deux autres catégories d’enseignants qui éprouvaient des niveaux d’épuisement allant de modérés à élevés et se sentaient nettement repliés sur eux-mêmes. Tout comme Morgan, les enseignants de ces groupes dépérissaient et présentaient des symptômes d’épuisement professionnel. Nous les avons désignés comme étant « détachés » et « inefficaces », ces derniers ayant affiché les plus faibles niveaux d’accomplissement personnel. Nos partenaires du Réseau ÉdCan ont communiqué ces résultats au moyen d’un article et d’un document infographique (tous deux en anglais).
De façon plus significative, nous avons trouvé que, dans chaque groupe, ce n’était pas le nombre d’exigences ou de ressources qui prédisait l’épuisement professionnel, mais plutôt le ratio des ressources par rapport aux exigences qui prédisait le niveau de stress et d’épuisement perçu par les enseignants. Ce constat a renversé la pensée voulant que tous les enseignants étaient dans « le même bateau » pendant la pandémie. Certains filaient dans des yachts tandis que d’autres flottaient sur des radeaux. Certains naviguaient sous de bons vents, d’autres subissaient d’affreuses tempêtes. Tout dépendait s’ils disposaient ou non des ressources adéquates pour répondre aux exigences de leur contexte d’enseignement spécifique.
La résolution des cinq casse-tête
Des travaux ultérieurs menés avec nos partenaires d’une grande division scolaire du Manitoba nous ont permis de dégager des observations comparatives sur les données nationales et provinciales. Nous avons été inquiets de découvrir que 46 % des enseignants du Manitoba affichaient des schèmes propres aux deux groupes en difficulté, comparativement à une proportion de à 27 % à l’échelle canadienne. En fait, une plus grande proportion d’enseignants canadiens atteignait le seuil critique dans le groupe dit « surchargé », alors que de plus nombreux enseignants manitobains étaient déjà passés à l’étape du détachement et de l’inefficacité. Quand le gouvernement du Manitoba a été informé de ces constatations, il a accordé plus d’un million de dollars à nos partenaires de l’Association canadienne pour la santé mentale (ACSM) (mbwpg.cmha.ca/) dans la province pour améliorer le bienêtre des personnes et des organisations du secteur de l’éducation. L’ACSM a établi un site Web (careforallineducation.com/fr/) pour aider tous les travailleurs en éducation du Manitoba, notamment les enseignants, à accéder en temps réel, par téléphone ou clavardage, à des spécialistes du bienêtre. L’ACSM a aussi mis au point une série d’ateliers dans le cadre d’un mécanisme d’intervention multiniveau. Cette initiative a reconnu la nécessité pour les particuliers, les administrateurs, les organisations et le gouvernement de travailler conjointement pour faire en sorte que le secteur de l’éducation reçoive le soutien indispensable à son rétablissement et à son développement.
Bakker et de Vries (2021) ont constaté que s’ils bénéficiaient du soutien des organisations scolaires, les enseignants avaient plus de chance de préserver leur résilience sur le plan personnel, tout en assumant leurs responsabilités professionnelles. Non seulement pouvaient-ils adopter eux-mêmes des stratégies d’adaptation individuelles (délimiter le temps et l’espace de travail, adopter une saine alimentation et de meilleures habitudes de sommeil, faire de l’exercice et pratiquer l’autocompassion), mais ils pouvaient aussi prendre part à des programmes systémiques de bienêtre en milieu de travail.
Les occasions simultanées fournies par l’employeur qui répondaient le mieux aux besoins particuliers du groupe des enseignants épanouis étaient notamment :
- l’encadrement professionnel (meilleur contrôle sur le travail, variété des tâches et transparence);
- les possibilités de mentorat;
- les changements positifs de rôles;
- plus de ressources, telles que le perfectionnement professionnel pour s’engager plus profondément dans le travail au quotidien et en rehausser la qualité.
Les interventions recommandées sur le plan individuel auprès d’enseignants se trouvant sur le seuil critique, dépérissant ou subissant une tension quant à leur rôle pourraient comprendre les suivantes :
- réduire le fonctionnement multitâche;
- limiter les distractions;
- réserver du temps pour les tâches prioritaires;
- planifier des pauses « débranchées » et du repos;
- se concentrer sur les activités non professionnelles après le travail.
Il est important de rappeler que les employés ne peuvent pas se remettre du stress dans des milieux de travail où règne un déséquilibre entre les exigences et les ressources. Aussi, il est essentiel d’apporter des changements simultanés dans le milieu de travail pour faciliter et encourager des stratégies individuelles qui mènent au rétablissement et au ressourcement. Voici les stratégies suggérées en matière de leadership :
- rehausser la communication et la collaboration pour mieux déterminer les niveaux de stress du personnel;
- mettre en place des programmes de ressources humaines qui favorisent le rétablissement et le bienêtre;
- élaborer des politiques ou des processus qui permettent aux employés de se débrancher du travail quotidien et de profiter de leur temps libre.
L’idée maîtresse de ce scénario est que les enseignants peuvent pratiquer l’autorégulation en cernant leur niveau de stress, pour ensuite choisir activement des stratégies individuelles et organisationnelles afin de mieux s’adapter et d’optimiser leur bienêtre. Pour y parvenir, cependant, il est fondamental de concevoir l’épuisement professionnel comme une responsabilité collective, plutôt qu’individuelle, et de pratiquer des interventions sur le plan personnel et organisationnel.
Plusieurs bateaux sous une seule tempête
Holmes et ses collaborateurs (2020) ont reconnu l’importance de concevoir le stress que vivent les enseignements comme un moyen pour mieux soutenir le secteur de l’éducation. Comme l’a exprimé une personne interviewée : « Les enseignants vivaient la pandémie de façons différentes. Certains s’épanouissaient et épousaient les nouveautés de l’enseignement et de la technologie, alors que d’autres vivaient un traumatisme et des tensions, regrettant les pratiques prépandémiques. » En nous dotant d’une meilleure connaissance des diverses réactions d’adaptation survenues pendant la pandémie, notre recherche a démontré qu’on pouvait aider les enseignants à comprendre et à repérer leurs facteurs de stress et les mesures de soutien dont ils ont besoin, et leur donner ainsi l’accès, lorsque cela est nécessaire, à des ressources supplémentaires les aidant à faire face et à faire contrepoids à la tension inhérente aux exigences de leur travail. Qui plus est, en s’appuyant sur ces connaissances, les conseils scolaires et les organismes intervenants pourraient être mieux préparés à fournir du soutien et des ressources afin d’aider les employés à concilier ou réconcilier leur travail et leur vie personnelle, et à rehausser ou à retrouver leur bienêtre. Notre équipe assure une veille et poursuit sa recherche avec l’ACSM pour évaluer l’efficacité des ressources personnelles et organisationnelles pour favoriser le bienêtre à mesure que se poursuit la reprise postpandémique. Nous savons maintenant que les enseignants ne sont pas tous dans le même bateau en naviguant dans leur travail et dans leurs rôles, et qu’une série d’interventions collectives sera nécessaire si l’on veut qu’ils arrivent à bon port en toute sécurité.
Références
Babb, J., Sokal, L. et Trudel, L. E. (2022). « THIS IS US : Latent profile analysis of Canadian teachers’ resilience and burnout during the COVID-19 pandemic », Revue canadienne de l’éducation, 45(2), 555-585. doi.org/10.53967/cje-rce.v45i2.5057
Bakker, A. B. et Demerouti, E. (2007). « The job demands-resources model: State of the art », Journal of Managerial Psychology, 22(3), 2007, 309-328. doi.org/10.1108/02683940710733115
Bakker, A. et de Vries, J. (2021). « Job Demands-Resources theory and self-regulation: New explanations and remedies for job burnout », Anxiety, Stress & Coping, 34(1), 1-21. doi.org/10.1080/10615806.2020.1797695
Trudel, L. E, Sokal, L. et Babb, J. (2021). « Teachers’ voices: Pandemic lessons for the future of education », Journal of Teaching and Learning, 15(1), 2021. doi.org/10.22329/jtl.v15i1.6486
Holmes, E., O’Conner, R. et coll. (2020). « Multi-disciplinary research priorities for the COVID-19 pandemic: a call for action for mental health sciences », Lancet Psychiatry, 7(6), 547-560. doi.org/10.1016/S2215-0366(20)30168-1
Maslach, C. et Jackson, S. E. (1981). « The measurement of experienced burnout », Journal of Occupational Behaviour, 2(2), 99-113. doi.org/10.1002/job.4030020205
Sokal, L., Trudel, L. E. et Babb, J. (2020a). « It’s okay to be okay too. Why calling out teachers’“toxic positivity” may backfire », Education Canada, 60(3), www.edcan.ca/articles/its-ok-to-be-ok-too
Sokal, L., Trudel, L. E. et Babb, J. (2020b). « COVID 19: Supporting teachers in times of change », Education Canada, Infographic Series. https://edcannetwork.wordpress.com/2020/09/02/teacher-covid-survey
Photo : iStock
Première publication dans Éducation Canada, avril 2023