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Enseignement, Programmes, Recherche

L’école plus que jamais à la recherche de sens

Qui peut encore douter que la pandémie de la COVID-19 aura des effets durables sur le monde de l’éducation? Quant à savoir quels seront précisément les effets, nous pouvons spéculer. Nous savons cependant que le virage numérique est entamé irrémédiablement avec ses bons et ses moins bons côtés. Et, dans ces conditions, l’acte d’enseigner et l’acte d’apprendre changent de facto.

Reculons un instant à l’été 2020 et transportons-nous au Nouveau-Brunswick. Les familles du Nouveau-Brunswick ont reçu le message qu’il sera obligatoire pour tous les élèves du secondaire d’avoir en main un terminal (ordinateur portable ou tablette électronique) capable de se connecter à une plateforme numérique permettant l’enseignement et le travail à distance. 

L’utilisation du numérique a été surtout utile pour permettre aux élèves d’assister à leurs cours à partir de la maison une journée sur deux. Dans de nombreux cours où c’était possible, le numérique a aussi permis (et permet toujours) de limiter l’utilisation du papier. Ces deux utilisations n’exploitent que très timidement le potentiel du numérique. Essentiellement, il semble que ces utilisations tentent d’imiter un mode d’enseignement-apprentissage plutôt traditionnel où il s’agit surtout de transmettre des connaissances. 

J’espère que nous ne sommes pas en train de perdre une belle occasion de transformer la vie scolaire afin d’opérer, une fois pour toute, un virage qui accorde toute la place à l’actualisation de l’élève. Je m’explique.

Le rôle de l’éducation 

À travers toutes les transformations des derniers millénaires, il me semble qu’un élément demeure invariable : l’éducation consiste à prendre l’apprenant où il est afin de l’accompagner dans son développement. Les moyens ont changé au fil des époques. En quelque sorte, les finalités aussi. Concernant les moyens, on peut penser qu’il y a eu un avant et un après l’invention de l’écriture, même chose pour l’imprimerie et maintenant le numérique. Concernant les finalités, le vivre ensemble, le développement de soi et la préparation au travail ont pris et prennent différentes formes sous l’influence des grandes idées sociales, politiques, religieuses, scientifiques et ainsi de suite.

Concrètement, l’éducation véritable a toujours été celle capable de bien lire la personne de l’apprenant dans ses besoins d’actualisation. Elle est aussi celle en mesure de tracer le bon chemin menant à cette actualisation par le biais d’activités d’apprentissage adaptées aux besoins de la personne en cheminement. Enfin, éduquer, c’est faire en sorte que la personne apprenante devienne autonome, c’est-à-dire qu’elle sera en mesure de cheminer par et pour elle-même vers son actualisation. 

L’actualisation de la personne et l’éducation 

Jusqu’à tout récemment, le rôle de l’école consistait d’abord et presque exclusivement à favoriser l’accès aux savoirs. Bien des pédagogues viendront mettre à jour les méthodes favorisant cet accès alors que celui-ci était beaucoup synonyme de transmission.

Il y a un peu plus d’un siècle, le pédagogue américain John Dewey donne en quelque sorte un sens renouvelé à cette idée de favoriser l’accès aux savoirs. S’appuyant sur les progrès du monde de la science, il entrevoit que la scolarisation de son temps – au tournant du XIXe et du XXe siècle – doit s’inspirer de la méthode scientifique (Dewey, 1963). Ainsi, l’éducation consiste à favoriser la croissance de l’apprenant par le biais d’une recherche continue de sens à travers des expériences authentiques d’apprentissage. 

Fort de l’héritage de Dewey, le siècle dernier verra naître de nombreuses méthodes, d’approches, de stratégies et de techniques pédagogiques axées sur l’action en s’inscrivant notamment dans les courants cognitivistes, constructivistes et socioconstructivistes. L’idée d’accès au savoir consiste toujours en ce désir que les masses puissent l’acquérir, mais le souci de la pédagogie est porté désormais vers les moyens de le faire. Se développeront les pédagogies expérientielles, coopératives, par projets, par problèmes, par études de cas, par compétences, entrepreneuriales, à la citoyenneté, relatives à l’environnement, aux droits de la personne, de la conscientisation et de l’engagement, actualisante et la liste continue.

De tout temps, la transmission directe des savoirs a souvent été critiquée. On retrouve les traces de cette critique chez les Grecs de l’Antiquité, notamment au livre VII de la République de Platon (Platon et Leroux, 2004). Je dirais cependant que depuis le passage d’Internet au domaine public en 1993 et surtout au cours des 10 dernières années, le monde de l’éducation est engagé dans une profonde transformation qui peut difficilement être comparée à aucune autre époque du point de vue de la rapidité des changements. 

Puisque la connaissance exigeait jusqu’à récemment de se déplacer dans les bibliothèques pour fouiller dans les livres afin d’y accéder, l’école avait ce rôle implicite de transmettre même si les grandes et les grands pédagogues appelaient le plus souvent possible à ne pas s’en contenter. Mais puisque les jeunes d’aujourd’hui ont un accès direct et instantané au savoir et que l’intelligence artificielle devient de plus en plus efficace pour aider à résoudre des problèmes, la simple transmission en salle de classe est rébarbative pour les élèves. La pandémie de la COVID-19, on l’entend souvent dans nombre de situations, exacerbe cette transformation. 

Quelles seront les conséquences de la pandémie sur le rôle de l’école? Que devient l’enseignement? Que doivent apprendre les élèves?

Que doivent apprendre les élèves? 

Commençons par la question la plus importante : Que doivent apprendre les élèves?  Les savoirs sont là, certes, mais encore faut-il savoir qu’ils existent. Encore faut-il reconnaitre qu’ils existent parmi une multitude de savoirs et d’idées qui se présentent sous la forme de savoirs alors qu’ils n’en sont pas. Et ça aussi, la pandémie de la COVID-19 l’a illustré à de multiples occasions. Surinformation, désinformation, théories et idées alternatives s’ajoutent à la publicité, à la rhétorique de vendeurs de rêves et aux personnes bien intentionnées qui prétendent posséder une interprétation juste, mais alternative de la réalité.

Que doivent apprendre les élèves? Ils doivent apprendre à naviguer dans cette jungle d’idées diverses. Et comme c’était pertinent aux époques de Socrate, de Rousseau et de Dewey, c’est par le recours à la pensée critique que se fait cette navigation. Cette capacité de l’esprit, comme le définit le philosophe Matthew Lipman, facilite les jugements parce qu’elle s’appuie sur des critères, tient compte du contexte qui, forcément, appelle à l’auto-rectification (Lipman, 2006). 

La pensée critique et les habiletés et attitudes qu’elle mobilise ne se développe pas seules ni sans l’accompagnement d’une personne qui en maîtrise les rudiments. Lorsqu’on y a recours habilement, la pensée critique permet d’accéder à ce que Kant nommait la mentalité élargie (Arendt, 1972). La mentalité élargie fait en sorte que chaque personne est capable de se comprendre soi-même parce que cette pensée collective fait en sorte que nous pouvons nous comprendre entre nous. Ce n’est pas rien.

Bien que la pensée critique puisse être générique, elle peut aussi être particulière à un domaine spécifique de la connaissance. Un jugement mathématique procède d’un raisonnement différent de celui scientifique, littéraire, artistique ou philosophique bien qu’ils soient tous complémentaires pour penser le monde. Ainsi, le savoir disciplinaire n’est pas une fin en soi. 

C’est comme remplir son panier d’épicerie, passer à la caisse, mais partir chez soi sans ses achats. L’essentiel n’a pas été fait. Ainsi, lorsqu’on donne des ressources aux élèves, il faut passer à l’intégration des savoirs à travers des situations d’intégrations à la fois complexes et contextualisées (Roegiers, 2010). Par exemple, les élèves sont en mesure de mettre en place des mesures favorisant la protection de l’écosystème en mobilisant ce qu’ils ont appris en classe. Ou encore, les élèves expriment leur opposition en mobilisant les principes d’une communication efficace appris en classe.

Ce qui nous donne la réponse à la question du rôle de l’école. 

Le rôle de l’école 

Pour continuer à être un lieu privilégié après la pandémie, l’école doit plus que jamais poursuivre sa transformation et miser sur la recherche de sens. L’école doit se métamorphoser en une grande communauté de recherche où sont mobilisés les savoirs, les savoir-faire, les savoir-être et les savoir-devenir dans la quête de sens afin d’y voir plus clair dans ce qui se produit à l’intérieur de chacun de nous, ce qui se produit dans nos relations avec les autres et dans notre relation avec le monde (Ferrer & Allard, 2002). S’éloigner de cette quête de sens et prétendre éduquer n’est qu’une illusion. Aussi vite apprise pour le test, aussi vite oubliée si la connaissance n’est pas mobilisée dans une situation concrète où se manifeste le sens.

Il existe plusieurs approches pédagogiques pour y arriver. J’en présenterai deux différentes qui se situent aux antipodes d’un continuum pratico-pratique – philosophique. 

Je considère que le pédagogue et philosophe Dewey est en quelque sorte le père de ce continuum. Il prônait la création d’une communauté de recherche dès la fin du XIXe siècle. D’un côté, il a influencé les approches plus actives comme la pédagogie par projets (Kilpatrick, 2018), l’apprentissage expérientiel (Kolb, 1984) et la pédagogie centrée sur les besoins réels (Prensky, 2016).

Les approches actives « main à la pâte »

Prensky soutient que la prochaine génération n’a plus à aller à l’école pour se préparer à la vie en s’engageant dans des projets qui ressemblent à ceux qu’elle devra entreprendre une fois sortie de l’école. Elle doit dès maintenant résoudre les problèmes et défis actuels. Son site web montre d’ailleurs une liste impressionnante d’initiatives menées par les jeunes de partout dans le monde qui montre qu’ils sont capables de participer au projet collectif de faire un monde meilleur. 

Passant de la création de prothèses à l’élimination du plastique à la cafétéria de l’école en passant par des ballons de soccer qui captent l’énergie cinétique, Prensky nous rappelle la puissance de la pédagogie qui part d’abord de situations concrètes pour ensuite introduire des savoirs plus théoriques selon les besoins exigés par la situation.

Les approches philosophiques

Dans les années 1970, le philosophe américain Matthew Lipman créait le programme de philosophie pour enfants aujourd’hui présent sur tous les continents. Ce programme consiste à installer au sein de la classe, de la maternelle (et même avant) au secondaire (et même après), une communauté de recherche philosophique où il est question non d’apprendre les pensées des philosophes, mais plutôt de s’engager dans un dialogue philosophique en quête de sens. À partir d’une amorce qui peut prendre la forme d’un texte, d’un objet, d’un événement, d’une œuvre d’art, etc., les élèves s’engagent avec l’animatrice ou l’animateur dans une discussion où il est question de faire ressortir le sens à partir des différents points de vue qu’ont les élèves.

Peut-on aimer les animaux et les manger quand même? Est-on plus libre avec des règles ou sans? Peut-on inverser une phrase qui débute par « tous » ou « aucun » et conserver le même sens? Y a-t-il plus d’une vérité? Comment sait-on si ce que l’on croit est vrai? Quels sont les critères pour déterminer ce qui constitue une belle personne? Voilà quelques exemples de questions au cœur des communautés de recherche philosophique mise de l’avant dans le programme de philosophie pour enfants/ados. 

Conclusion : l’actualisation de la personne par la philosophie et l’action

Les approches de Prensky et de Lipman ont en commun qu’ils sont complémentaires aux différents cours scolaires. Que ce soit en mathématiques, en sciences, en sciences humaines, en langues ou dans les arts, la possibilité de philosopher à partir des enjeux que mettent en lumière ces disciplines est le moment de mobiliser ces savoirs et les habiletés/attitudes de la pensée critique.

En terminant, le fait de s’engager dans une recherche de sens, que ce soit à partir des idées ou à partir de l’action, en cherchant une sincère intercompréhension humaine, c’est un pas vers un environnement à même de favoriser l’actualisation de chacune et de chacun.

Photo: Adobe Stock

*EXPLOREZ LA NOUVELLE ÉDITION D’ÉDUCATION CANADA, PORTÉE PAR VOICED RADIO (MARS 2022)

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Bibliographie

Arendt, H. (1972). La crise de la culture : Huit exercices de pensée politique. Gallimard.

Dewey, J. (1963). Experience and education. Collier Books.

Ferrer, C. et Allard, R. (2002). La pédagogie de la conscientisation et de l’engagement : Pour une éducation à la citoyenneté démocratique dans une perspective planétaire : deuxième partie. Éducation et francophonie, 30(2), 96‑134. https://doi.org/10.7202/1079528ar

Gagnon, M. (2005). Guide pratique pour l’animation d’une communauté de recherche philosophique. Les Presses de l’Université Laval.

Kilpatrick—The Project Method (1918). (s. d.). Consulté 24 novembre 2021, http://www.educationengland.org.uk/documents/kilpatrick1918/index.html

Kolb, D. A. (1984). Experiential learning : Experience as the source of learning and development. Prentice-Hall.

Lipman, M. (2006). À l’école de la pensée : Enseigner une pensée holistique (2e éd.). De Boeck Université.

Platon et Leroux, G. (2004). La république (2e éd. corr.). Flammarion.

Prensky, M. (2016). Education to better their world : Unleashing the power of 21st-century kids. Teachers College Press.

Roegiers, X. (2010). La pédagogie de l’intégration : Des systèmes d’éducation et de formation au cœur de nos sociétés (1re éd.). De Boeck Université.

Apprenez-en plus sur

Mathieu Lang

Professeur, Faculté des sciences de l'éducation de l'Université de Moncton

Mathieu Lang est professeur agrégé à la Faculté des sciences de l’éducation de l’Université de Moncton depuis 2005. Il est titulaire d’un doctorat en philosophie de l’Université Laval (2010). Il enseigne les fondements de l’éducation, l’éducation à la citoyenneté et les théories d’apprentissage à l’Université de Moncton.

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