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Enseignement, Pratiques prometteuses

« Je pleure dans ma tête : les traumas par les mots »

S’il y a deux dossiers qui auraient dû donner lieu à des propositions concrètes et convaincantes des aspirants au pouvoir pendant la campagne électorale 2022 au Québec, c’est bien l’éducation et l’immigration. Mais elle a laissé derrière elle un goût amer et bien des polémiques. L’éducation, l’enfant pauvre des gouvernements successifs, a encore été abandonnée à son sort. Il incombe donc une fois de plus aux acteurs du milieu scolaire d’assurer les besoins criants dans nos écoles. Quant à l’immigration, les solutions proposées ne sont guère plus reluisantes.

Pourtant, l’un des défis importants auquel nous sommes confrontés concerne l’immigration et l’intégration de ses jeunes dans le milieu éducatif. Il y a bien sûr la question cruciale de la francisation. Mais il y a aussi un autre enjeu que je trouve déterminant et sur lequel je me suis penchée comme documentariste durant les quatre dernières années.

La question m’a été posée plusieurs fois: « Pourquoi un film sur les traumatismes de guerre des jeunes réfugiés et leur intégration scolaire au Québec? »

Le sujet, qui peut sembler pointu, ne l’est pas. Au contraire, il concerne et touche tout le milieu scolaire au Canada et dans le monde entier. Je l’ai maintes fois constaté pendant toutes ces années de recherche et de tournage sur la problématique entourant la réalisation de ce long métrage intitulé « Je pleure dans ma tête » produit par l’Office National du Film du Canada (ONF).

La réponse à ce « pourquoi » est multiple. Il faut remonter à 2005 où un tournage à l’Est de la République démocratique du Congo m’a profondément ébranlée. Les images que nous avons filmées des longues colonnes de familles fuyant à pied les rébellions, de ces visages de femmes épuisées transportant leurs casseroles et leurs enfants accrochées à leurs jupes et d’hommes inquiets tenant des matelas sur la tête m’ont longtemps hantée. Pour la première fois, je voyais la guerre et ses conséquences tragiques sur les populations. Le mot « réfugié » venait tout à coup de prendre tout son sens.

Plus tard, en 2010, un autre tournage dans le camp de réfugiés birmans de Mae La en Thaïlande à la frontière birmane m’a fait prendre conscience des conditions de vie exécrables dans lesquelles vivent les réfugiés qui ont fui la guerre. Construit en 1984, Mae La abrite 32 000 personnes dont 11 % d’enfants qui y sont nés et qui, sans doute, y mourront, faute de pays d’accueil pour les sortir de là. Les traumatismes vécus pendant la guerre mais aussi dans les camps où les populations pensaient avoir trouvé « refuge » sont très importants et quelquefois pires que la guerre elle-même.

Pour l’avoir documenté en Birmanie, en République démocratique du Congo et au Liban dans les camps de Sabra et Chatila et dans la Vallée de la Békaa, les conditions de vie dans lesquelles évoluent les réfugiés sont misérables, indignes. Prisonniers sans barreaux, apatrides, sans travail ni dignité où le viol y est institutionnalisé, ils ont tout perdu, surtout l’espoir d’un retour à leurs racines. Leur pauvreté est absolue car ils vivent au crochet de l’État hôte qui plus souvent qu’autrement, les abandonne à leur sort. Quand on sait que l’Afrique est la première terre d’asile pour les réfugiés dans le monde, on comprend que ce sont les pays frontaliers des pays en guerre qui s’improvisent comme terre d’accueil. 90 % des réfugiés du monde entier sont accueillis par des pays en voie de développement.

Le présent des réfugiés – leur quotidien, leur précarité, leur accès à la santé et à l’éducation, – est le sujet le plus souvent abordé et documenté. Avec raison. Leur avenir aussi est préoccupant. Sous perfusion des agences onusiennes, dépendants des ressources de l’aide humanitaire, les réfugiés sont très souvent condamnés à l’oubli, tout en s’accrochant à l’idée qu’un jour peut-être, un pays d’accueil leur ouvrira les bras et les aidera à rebâtir leur vie et surtout celle de leurs enfants.

Ce sont là deux enjeux dont plusieurs de mes documentaires ont fait l’objet. Mais jamais je ne m’étais arrêtée à leur passé, à ce qu’ils avaient vécu, à leur parcours et aux conséquences psychosociales de la guerre et des camps sur eux. Au Canada, les réfugiés que nous recevons sont des réfugiés relocalisés, c’est-à-dire qu’ils proviennent tous des camps. Ils sont donc doublement traumatisés : par la guerre et la vie dans les camps. Sur 50 000 immigrants accueillis au Québec chaque année, 17 % sont des réfugiés. En 2022, de février à juillet, nous avons aussi reçu 4 000 Ukrainiens.

La rencontre avec Garine Papazian Zohrabian, psychologue et professeur titulaire à l’Université de Montréal, fut déterminante pour réaliser le documentaire sur les traumas des réfugiés que nous recevons au Québec et leur intégration en milieu scolaire. « La guerre, les violences collectives et les contextes d’adversité mettent en danger le développement global et ébranlent la santé mentale des enfants et adolescents » 1. Libanaise d’origine arménienne, elle a vécu la guerre du Liban et ses nombreux traumatismes pendant 15 ans. Après la guerre, « à la recherche de sens » 2, elle a décidé de faire sa thèse de doctorat sur les traumas de guerre en travaillant pour Médecins sans frontières dans le conflit du Haut-Karabah en Arménie.

Garine Papazian-Zohrabian

Aujourd’hui citoyenne canadienne, Garine Papazian-Zohrabian forme des enseignants aux difficultés d’apprentissage et d’adaptation des jeunes réfugiés que nous recevons au Québec et apporte des solutions. « Quand je parle des élèves réfugiés, des enfants de la guerre, je dis toujours, et les études le prouvent, que le retour à l’école, c’est le retour à la vie normale (…). Le fait d’être à l’école est un sentiment sécuritaire pour ces enfants. » 3

L’école constitue donc le plus grand « refuge » pour ces jeunes réfugiés. Mais encore faut-il connaitre leur parcours pour comprendre leurs comportements, leurs difficultés d’apprentissage, leurs capacités d’adaptation. Le système scolaire au Québec ne fournit que très peu de données sur le profil de ces jeunes immigrants. L’information accessible pour les écoles est quasi inexistante : langue parlée à la maison, pays de naissance, statut d’immigration. Ces indications donnent un portrait très limité du parcours migratoire, selon plusieurs équipes de direction d’établissements scolaires rencontrées lors de l’année de recherche préparatoire au tournage.

« On accueille des enfants qui ont parfois vécu des parcours très difficiles (…) Il y a des familles qui ont quitté l’Afrique et sur la route pour arriver au Canada, je vous assure, il y a des enfants qui ont vu des atrocités, des cousins mangés par des bêtes (…) Pensez à tous ces enfants qui sont en colère dans vos écoles, qui sont agressifs, qui sont un peu violents mais souvent vous voyez ça comme un problème de comportement. C’est important de voir la souffrance derrière, qu’est-ce que cet enfant a vécu (…). Donc, c’est important de connaitre le parcours de ces enfants. » 4

Mandjey avait 16 ans quand je l’ai rencontrée à l’école secondaire St-Maxime à Laval. Née dans un camp de réfugiés en Côte d’Ivoire, elle y a passé toute sa vie avant d’arriver au Canada. À son arrivée en 2017, elle ne savait ni lire ni écrire, n’ayant jamais eu accès à l’école. Elle est restée mutique pendant un an, refusant de parler. « C’est très important de comprendre le sens des symptômes des enfants traumatisés (…). Dans les écoles, il y a souvent des réfugiés incompris, des enfants qui arrivent complètement déconnectés et on doute de leur intelligence, on pense qu’ils ont des problèmes de TDAH ou même d’autisme. Il y a des jeunes réfugiés qui ont été diagnostiqués autistes parce qu’ils sont trop dans leurs bulles à cause des multiples traumatismes vécus (…). Tous les enfants traumatisés sont des enfants angoissés. Donc, si on leur donne aussi l’étiquette de troubles anxieux, on n’a pas nécessairement compris la situation. » 54

Quand nous avons rencontré Mandjey avec la complicité de son enseignante en classe d’accueil et de son orthopédagogue, elle commençait tout juste à sortir de son mutisme. Elle nous racontera qu’à 8 ans – elle est devenue « petit creuseur » dans les mines d’or artisanales de Côte d’Ivoire – jusqu’à ses 12 ans, l’âge où elle a été violée. Enceinte, elle accouchera d’un petit garçon qui vit aujourd’hui avec elle à Montréal. « En Afrique, tout le monde me jugeait, on me criait des noms. Même si je suis une victime, on dirait qu’ils ne comprenaient pas ça » 6. Mandjey nous confiera à la caméra avoir été aidée par son enseignante « qui a été comme ma seconde mère, qui s’est tellement occupée de moi ».

À cette problématique des traumatismes, qu’il s’agisse de réfugiés qui ont vécu la guerre ou d’élèves qui ont subi de la maltraitance, des solutions sont suggérées aux écoles. Certains livres, dont la collection Coup de Poing, servent à faire parler les enfants sur des thèmes définis comme l’amitié, l’affirmation de soi, la mort et à confier leur vécu, leurs angoisses. D’autres méthodes, comme les groupes de parole, sont utilisées et se révèlent très efficaces, comme nous l’avons constaté pendant ces trois ans de travail pour réaliser ce documentaire.

Devant les difficultés d’apprentissage et de comportement des jeunes réfugiés ou des enfants ayant subi de la maltraitance, plusieurs enseignants et acteurs scolaires rencontrés se sont montrés intéressés à cette méthode et l’ont mise en pratique. Ce que nous avons constaté, c’est que cette méthode des groupes de parole favorise de façon très efficace le sentiment d’appartenance à leur école et se révèle un outil formidable de socialisation. « On a l’impression de mieux se connaitre entre nous », dira un jeune.

Dix séances ayant un thème différent ont eu lieu dans trois classes de l’école Henri Beaulieu pour le tournage. Les enfants, assis en rond, doivent suivre des règles strictes. « L’objectif des groupes de parole est de créer un espace qui permet à chacun de s’exprimer librement sur une thématique (…). Les groupes de parole n’ont pas pour objectif la guérison, ils sont exclusivement orientés vers la discussion sur une question commune » 7 comme la famille, la violence, la vie ou la mort par exemple.

Beaucoup d’enfants ont exprimé leur malaise, leur crainte, leur désarroi, leur bonheur aussi. Le tournage sur ces enfants se prononçant sur leur vie, leur passé, leur pays, leur vision de la mort ou leur conception de l’amitié fut un cadeau inestimable pour le film mais aussi pour toute l’équipe de tournage sur le plan personnel.

Nous avons compris plusieurs choses au cours de la production de ce documentaire : les enfants immigrants, réfugiés ou demandeurs d’asile que nous recevons au Canada, en plus d’être les citoyens de demain, ont su affronter et maitriser des obstacles très difficiles que peu réussissent à surmonter. Ils ont développé des stratégies de survie et d’adaptation hors du commun. Leur résilience a forcé notre admiration. Il ne fait aucun doute que leur engagement dans la société canadienne de demain sera d’une infinie richesse.

sidebar:

REGARDEZ « Je pleure dans ma tête » :

https://www.nfb.ca/film/je-pleure-dans-ma-tete-les-traumas-par-les-mots/

Photo : ONF

Première publication dans Éducation Canada, janvier 2023

1 Papazian-Zohrabian, G. (2015). Les enfants traumatisés et endeuillés par la guerre. Dans C. Fawer Caputo et M. Julier-Costes (dir.), La mort à l’école. Annoncer, accueillir, accompagner (p.249-270). Paris : De Boeck Supérieur.

2 Papazian-Zohrabian, G., 15 mai 2019 Entrevue du documentaire « Je pleure dans ma tête. », Office national du film du Canada, Beyrouth.

3 Papazian Z.G., Formation d’enseignants à l’école Henri Beaulieu à Ville St-Laurent, 26 août 2020.

4 Papazian Z.G., Formation d’enseignants à l’école Henri Beaulieu à Ville St-Laurent, 26 août 2020.

5 Papazian Z.G., Formation d’enseignants à l’école Henri Beaulieu à Ville St-Laurent, 26 août 2020.

6 Mandjey K., 4 octobre 2020, Entrevue « Je pleure dans ma tête », Office national du film du Canada.

7 Mener des groupes de parole en contexte scolaire, guide pour les enseignants et les professionnels, faculté des sciences de l’Éducation, Université de Montréal, Papazian Zohrabian Garine. https://sherpa-recherche.com/wp-content/uploads/Mener-des-groupes-de-parole-en-contexte-scolaire.pdf

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