S’opposer à l’enseignement à distance sans tenir compte des contextes différenciés
Une attitude réductrice risquée
L’intérêt et les travaux de recherche sur les usages des technologies numériques en éducation ne sont pas nouveaux. Dès la fin des années 1990, un corpus suffisamment solide existait déjà pour que les sciences de l’apprentissage en reconnaissent les apports pour l’apprentissage. Par exemple, en 2000, Bransford, Brown et Cocking parlaient déjà des technologies comme moteur pour guider et améliorer l’apprentissage d’une manière que jamais personne ne l’aurait imaginé à peine quelques années auparavant.
Le passage forcé à l’enseignement à distance (E.D.), au printemps 2020, a attisé nombre de défis relativement aux activités d’enseignement-apprentissage (E-A) avec le numérique. Au Québec comme ailleurs, l’accessibilité au réseau et au matériel informatique (Resta, Laferrière, McLaughlin et Kouraogo, 2018), la variabilité dans le développement professionnel offert aux personnes enseignantes, tant sur les outils technologiques que sur les modalités d’E.D. (Thomas et Knezek, 2008), les conditions organisationnelles, ainsi que la disponibilité de moyens permettant de répondre aux besoins particuliers de certains élèves étaient déjà différenciées, pour ne pas dire inégales. Ces défis, avec lesquels les acteurs du système éducatif devaient déjà composer, ont été amplifiés par la conjoncture sanitaire.
L’étude des pratiques enseignantes exige la considération des particularités des contextes sur lesquels on pose intimement les yeux. Les perspectives socio-historico-culturelles, qui se sont développées depuis une centaine d’années, entre autres sous l’impulsion de l’éminent psychologue russe Lev Vygotsky, sont riches d’enseignement. Il s’agit de faire preuve de sensibilité, à l’instar de l’ethnographe qui cherche à comprendre en quoi la constitution même d’un lieu, d’une communauté, etc. peut influencer ce qui s’y passe, ce qui en découle… Les données recueillies sur un terrain de recherche ont donc un caractère situé que l’on a besoin de comprendre pour pouvoir en dégager des résultats qui ont un sens. Un regard historique, c’est-à-dire la considération d’éléments ou d’événements qui ont eu lieu antérieurement à la collecte, peut être nécessaire pour dégager des constats qui tiennent la route.
Ce texte propose une incursion dans une démarche d’investigation d’enseignants de mathématiques qui ont vécu l’E.D en 2020 et 2021. Notre intention est de contribuer à la réflexion sur la pertinence, sinon la nécessité d’étudier les contextes éducatifs dans leur ensemble et leur dynamique, plutôt que leur faire une analyse réductrice, au nom de certains desiderata.
Enseigner à distance sans l’avoir planifié, c’est devoir se familiariser rapidement avec les outils disponibles en apprenant à reconnaitre leurs potentialités et leurs limites
Dans une étude réalisée en juin 2020 (Tremblay et Delobbe, 2021), nous relations que 44,6 % des 307 répondants enseignant les mathématiques au primaire et au secondaire jugeaient leur niveau d’aisance à recourir aux technologies comme moyen à nul avant ce passage forcé à l’E.D. Bien que la majorité reconnaisse avoir augmenté ce niveau à la fin juin, le recours aux technologies demeure parmi leurs principaux enjeux, auxquels s’ajoutent l’accessibilité aux ressources technologiques pour tous les élèves, l’orchestration d’un enseignement qui favorise la participation des élèves, ainsi qu’un questionnement sur le développement d’une compréhension en profondeur. Des recherches (p. ex., Hoyles et Noss, 2009; Jackiw et Sinclair, 2009) qui se sont intéressées à l’intégration d’outils technologiques (p. ex., environnement de géométrie dynamique, simulateurs) expliquent comment leur usage transforme l’activité d’E-A usuelle, donc la nature même des savoirs qui sont en jeu. La formulation de problèmes (p. ex., vidéo ou fichier dynamique), les stratégies de résolution et même les possibilités pour l’enseignant de rendre compte de l’évolution des productions des élèves deviennent toutes autres. Les outils (p. ex., traceurs et géométrie dynamique) facilitent la coordination de différents registres de représentation (graphique, table de valeurs, règle et même simulation vidéo) d’un même objet donnant lieu à une compréhension unique par l’accroissement des significations (Drijvers, Boon et VanReeuwijk, 2011). Le processus et le produit sont en quelque sorte imbriqués et il est périlleux de chercher à comprendre le dernier en faisant fi du premier.
L’expérience mathématique avec la technologie amène une nouvelle manière de percevoir et de façonner les objets mathématiques. Dans le cas de l’E.D., comme le rapportent Passaro et ses collègues (2021), les séances synchrones cherchent d’abord à reproduire des séances en présentiel ; les documents utilisés sont alors souvent les mêmes. Les exposés magistraux prennent d’abord le pas et l’engagement des élèves change. Pour effectuer une réelle transition vers un E.D. favorisant une riche activité mathématique, la mobilisation d’une expertise spécifique, tant épistémique, technique que pédagogique et didactique est nécessaire. On peut référer ici au concept de technological pedagogical content knowledge de Kohler et Mishra (2009). Ces auteurs ont donné une extension au modèle initial de construction des savoirs professionnels de Shulman (1987) en incluant l’incidence du contexte technologique. Au bilan, il est donc peu surprenant de constater que le caractère urgent de la situation au temps de la COVID-19 ait davantage mené à une transposition du présentiel au distanciel plutôt qu’à l’engagement dans un réel processus de transition (Villiot-Leclercq, 2020).
Enseigner à distance ou en présence, c’est envisager les usages possibles des technologies en ayant en tête ce que l’on souhaite faire apprendre
Dans le projet de recherche collaborative ECRAN (FRQSC) se déployant sur différents sites de la province, le passage à l’E.D. a ramené en avant-plan les finalités du Programme de formation de l’école québécoise (PFÉQ) en mathématiques, lesquelles privilégient une conception des savoirs à faire apprendre non pas comme des objets à transmettre et à assimiler (savoir redire, savoir refaire), mais comme des objets dont l’appropriation sera rendue possible par l’entremise d’une orchestration didactique qui s’approche progressivement de l’activité « véritable » des mathématiciens. Différents chercheurs (Ball et Bass, 2003; Lampert, 1992) argumentent que l’activité d’E-A des mathématiques doit être le lieu où les élèves émettent leurs idées, les justifient à leurs pairs pour les convaincre de la valeur de leurs propos. La technologie peut contribuer, d’une part, à favoriser la participation espérée des élèves et, d’autre part, à rendre compte de cette participation de façon différenciée, par exemple, avec des outils tels que Virtual Math Team (voir Figure 1) ou Desmos (voir Figures 2 et 3). Cela est toutefois possible pour autant qu’il s’agira de visées pour l’enseignant.
Ce fut le cas de Maélia, une enseignante de 2e secondaire (8e année), qui a illustré au fil des rencontres les multiples allers-retours pour planifier et expérimenter des situations où elle pourrait visualiser les démarches de ses élèves, offrir une rétroaction différenciée tout en cherchant à favoriser leur participation. À titre d’exemple, à partir d’une situation qu’elle utilisait habituellement en classe, mais sous la modalité papier/crayon, un travail d’ingénierie pédagogique a été effectué afin de l’adapter en utilisant le séquençage de tâches que permet Desmos par le biais de multiples écrans où la progression attendue est réfléchie (voir Figure 2).
Dans son orchestration de la séance, l’ensemble des écrans n’est pas disponible aux élèves. Elle subdivise plutôt la période d’enseignement en différentes phases, donnant ainsi accès à différents écrans. Elle entrecoupe alors le travail en individuel à des retours en grand groupe qui invitent les élèves à expliquer aux autres leur raisonnement. Maélia joue un rôle important dans les relances afin d’assurer l’engagement et la progression de ses élèves. La figure 3 illustre la planification d’une période réalisée entièrement à distance sous la modalité synchrone :
Figure 3. Phases d’une période d’enseignement à distance
Comme elle le précise, plusieurs outils technologiques tels que Desmos permettent de développer des occasions d’apprendre et d’offrir une rétroaction personnalisée, mais la richesse d’une situation menée en classe dépend de façon importante des intentions pédagogiques de l’enseignant et du temps qui sera consacré à planifier cet enseignement en appréhendant les différents raisonnements et stratégies de résolution auxquels les élèves pourraient recourir selon les savoirs en jeu.
Il faut penser à comment on pose nos questions. Elles [ne] doivent pas trop être dirigées sinon on perdra les différentes stratégies des élèves […] C’est pratique de voir toutes les réponses d’un coup. Ils savent que je les vois entrer alors ils participent. Dans les retours en grand groupe c’est souvent les mêmes qui parlent. Ben c’est comme en classe. – Propos de Maélia
La qualité d’un enseignement, qu’il soit offert en présence ou à distance, ne peut se résumer au choix d’une formule pédagogique ou d’un outil. Ceux-ci peuvent, au mieux, être des leviers potentiels pour créer des occasions d’apprendre. Dans le cas de Maélia, ses multiples itérations au fil des rencontres s’accompagnent d’une prise de conscience toujours plus grande des potentialités – et des limites – de Desmos et de la façon d’y recourir pour, d’une part, bâtir son enseignement à partir des différents raisonnements de ses élèves et d’autre part, favoriser leur engagement.
Situé dans un contexte particulier, l’activité d’E-A prend vie dans chacun des groupes classes. L’activité singulière façonne les objets ainsi que les individus. Juger de la valeur et de la qualité d’un enseignement, qu’il soit en présentiel ou à distance, est une activité fort complexe qui exige un minutieux travail de compréhension du contexte et de ses contraintes. Les conceptions de l’enseignant sur la discipline enseignée, les savoirs en jeu, les intentions pédagogiques, les outils, les questions, les reformulations, les propos et les actions différentes menées par les élèves et par l’enseignant constituent la texture d’un phénomène que l’on cherche à comprendre.
Photo : iStock
Première publication dans Éducation Canada, mars 2022
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Références
Ball, D. L. et Bass, H. (2003). Towards a Practice-Based Theory of Mathematical Knowledge for Teaching. Proceedings of the 2002 Annual Meeting of the Canadian Mathematics Education Study Group. 24-28 Mai, 2002. Edmonton, AB, 3-14.
Bransford, J. D., Brown, A. L., et Cocking, R. R. (2000). How People Learn: Brain, Mind, Experience, and School. Washington DC: National Academy Press.
Drijvers P., Boon P., et Van Reeuwijk M. (2011). Algebra and Technology. Dans Drijvers P. (Dir) Secondary Algebra Education. Sense Publishers. https://doi.org/10.1007/978-94-6091-334-1_8
Hoyles, C. et Noss, R. (2009). The technological mediation of mathematics and its learning. Human Development, 52(2), 29-147.
Jackiw, N. et Sinclair, N. (2009). Sounds and pictures: dynamism and dualism in dynamic geometry. ZDM,41(4), 413–426.
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Passaro, V., Venant, F., Boucher, M. et Verret, C. (2021). Passage à distance de l’enseignement en mathématiques au secondaire dans le contexte de la pandémie de COVID-19 : entrevue avec deux conseillères pédagogiques. Revue hybride de l’éducation, 5(1), 136–150. https://doi.org/10.1522/rhe.v5i1.1223
Resta, P., Laferrière, T., McLaughlin, R. et Kouraogo, A. (2018). Issues and challenges related to digital equity: An overview. Dans Voogt J., Knezek G., Christensen R., Lai KW. (Dir) Second Handbook of Information Technology in Primary and Secondary Education. International Handbooks of Education (pp. 985-1004). Cham : Springer https://doi.org/10.1007/978-3-319-53803-7_48-2
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Thomas, L.G. et Knezek, D.G. (2008). Information, communications, and educational technology standards for students, teachers, and school leaders. Dans J. Voogt et G. Knezek (Dir), International Handbook of information technology in primary and secondary education (p. 333-348). Springer.
Tremblay, M. et Delobbe, A.M. (2021). Enseignement et évaluation des mathématiques à distance durant la Covid-19. Canadian Journal of Learning and Technology, 47(4). https://doi.org/10.21432/cjlt28098
Villiot-Leclercq, E. (2020). L’ingénierie pédagogique au temps de la Covid-19. Distances et médiations des savoirs. Distance and Mediation of Knowledge, 30. https://doi.org/10.4000/dms.5203