Pour une réévaluation de l’évaluation
L’évaluation : ses origines, ses transformations… et sa réévaluation
Cet article présente une réflexion approfondie sur la nécessité de revoir complètement comment les pratiques d’évaluation doivent nécessairement évoluer afin qu’elles passent d’une élémentaire mise de notes datant du siècle dernier à une appréciation continue de l’apprentissage menant au développement des compétences requise au 21e siècle. L’auteure présente, à l’appui, un historique détaillé de l’évolution de la vision du ministère de l’Éducation du Québec depuis la période précédant les années 1960 jusqu’à aujourd’hui.
NDLR : Une première version de cet article a été publiée en automne 2018 dans le magazine L’École branchée. Vous retrouverez ici une version légèrement modifiée du même article.
L’évaluation chiffrée… Il y a tant à dire à son sujet ! Le poids que l’on attribue arbitrairement à une question par rapport à une autre dans un examen et qui varie d’un enseignant à un autre, le nombre d’étapes où cette même compétence est évaluée et qui fluctue d’une école à une autre, sans compter les disparités entre le nombre et la valeur des travaux que chaque enseignant consigne. Il n’y a qu’à placer des enseignants en discussion autour d’une évaluation pour réaliser combien la valeur accordée aux différents objets d’apprentissage inhérents au développement d’une compétence diffère.
C’est malheureusement ce qui se produit lorsqu’on évalue la progression des apprentissages de façon éclatée en ciblant les connaissances plutôt qu’en évaluant la présence (ou absence) de ces dernières à l’intérieur de la manifestation (ou non) d’une compétence. Ce sont là les dérives liées au fait d’évaluer la progression du développement d’une compétence en utilisant des chiffres au détriment d’une évaluation commentée. Et c’est sans compter les dommages irréparables que l’évaluation chiffrée crée sur la motivation à apprendre des élèves. Les tenants de la note considèrent cette forme d’évaluation comme étant objective, mais elle nous apparait tout aussi subjective, sinon davantage, que l’évaluation commentée en cours d’apprentissage (doublée d’une cote lorsque vient le temps des bilans) qui porte un jugement beaucoup plus raffiné et complet.
Le Québec l’a compris en prenant naguère la décision d’abolir les notes chiffrées, mais cela n’a pas duré. Que s’est-il donc passé ? Pour bien comprendre les forces actuellement en jeu, il faut procéder à une brève rétrospective de l’horizon éducatif au Québec de la dernière moitié du siècle dernier jusqu’à aujourd’hui.
Du 20e siècle à aujourd’hui
Avant que ne se tienne dans les années 1960 la Commission royale d’enquête sur l’enseignement au Québec (mieux connue sous le nom de Commission Parent), la province se trouvait dans un état fort inquiétant quant à l’éducation de sa population. Les écoles étaient désuètes parce que le gouvernement n’y investissait pas assez d’argent (déjà vu, dira-t-on), l’Église maintenait une position ferme sur ce qui devait y être enseigné et à peine 13 % de la population francophone du Québec finissaient leur 11e année. À l’époque, il y avait plus de 1500 commissions scolaires dirigées par le Département de l’Instruction publique et chacune gérait comme elle l’entendait les programmes et la diplomation. Avant la crise démographique qui a secoué le Québec au début des années 60, la fréquentation des collèges classiques était majoritairement réservée à une élite principalement masculine.
Le Rapport Parent, dont les conclusions ont ouvert la voie au droit à l’éducation pour tous, à sa démocratisation et à l’arrivée de la population dans le monde moderne, a permis au Québec de rattraper de lourds retards en matière de scolarisation durant les années qui ont suivi. Dès lors, certains comportements qui étaient de mise au début du 20e siècle, ont perdu du terrain avec l’augmentation massive de la fréquentation scolaire et la modification profonde du rapport à l’enseignement et à l’apprentissage et, par conséquent, à l’évaluation. Il en va ainsi de la note chiffrée qui, au début du 20e siècle, pouvait se substituer aux châtiments corporels en tant que sanction morale ou encore de la pédagogie en vigueur à l’époque des collèges classiques où, selon Maulini1, « la discipline, la répétition et la concurrence perpétuelle entre les élèves » régnaient en permanence. « C’est dans le but de trouver une alternative à cette note-sanction qu’est apparue au cours des dernières décennies la notion de compétences, et la possibilité d’une alternative à la note. »
L’héritage du 20e siècle n’a pas totalement disparu toutefois. Encore aujourd’hui, des élèves demeurent assis sur des chaises droites pendant de longues heures, en rangs bien formés, à effectuer du travail intellectuel répétitif, et des cloches sont là pour réguler les horaires, comme à l’époque où cette discipline astreignante s’est avérée utile pour répondre aux besoins d’une société marquée par la révolution industrielle.
Après la mise en place des programmes d’études par objectifs des années 1980-1990, dans lesquels on faisait la promotion d’habiletés et d’aptitudes par la mise en évidence de savoir-être et de savoir-faire, ce fut au tour de La Commission des États généraux sur l’éducation d’amorcer, en 1996, un large débat sur l’efficacité du système éducatif.
Le rapport qui a suivi a donné lieu à un projet éducatif collectif auquel plusieurs centaines de personnes du milieu de l’enseignement ont contribué. Ce projet, c’est l’actuel programme de formation de l’école québécoise avec une approche par compétences et une évaluation à l’origine conçue pour s’adapter à cette approche.
L’arrivée du Programme de formation de l’école québécoise (PFÉQ)
Dès son entrée en vigueur, ce programme n’a cessé d’être critiqué. Il faut admettre qu’il a été en quelque sorte parachuté dans les milieux et qu’il y a eu un manque flagrant de formation et de temps d’appropriation pour ces enseignants qui se retrouvent quotidiennement sur la ligne de front avec les élèves. Le changement de posture pédagogique était sans précédent et aurait nécessité un accompagnement soutenu et échelonné sur plusieurs années par le ministère de l’Éducation pour en assurer l’implantation. En raison de sa lourdeur et de sa complexité, plusieurs ont conclu que cette nouvelle approche se résumait à faire de la pédagogie par projets et que les connaissances avaient été évacuées du programme. Pourtant, ces connaissances que doivent acquérir les élèves sont les constituants des notions, concepts, processus et stratégies qui noircissent les feuilles de ce programme. Afin de bien clarifier la place accordée aux connaissances, elles ont plus tard été reprises dans les progressions des apprentissages disciplinaires, des documents de prolongement des programmes où l’on retrouve, échelonnés sur toutes les années scolaires, les objets d’apprentissage propres aux disciplines qui doivent être acquis par les élèves.
Bref, le fait de ne pas être formé suffisamment a conduit de nombreuses personnes du milieu scolaire et de la population en général à entretenir une opinion négative à l’égard du programme, à croire que les élèves n’apprenaient rien à l’école, ces gens s’ajoutant à ceux qui, même s’ils en maitrisaient toute l’idéologie et les concepts, n’étaient tout simplement pas en accord avec cette approche.
Devant les nombreuses difficultés et les récriminations amenées par le Renouveau pédagogique, on a démantelé, morceau par morceau, toute la partie relevant de l’évaluation. Échelles des niveaux de compétences ? Disparues ! Évaluation par cotes ? Même sort. Évaluation des compétences transversales, qui, soit dit en passant, relèvent des compétences nécessaires pour demeurer compétitifs dans un monde marqué par l’évolution et les changements ? Disparue aussi ! En 2011-2012, le bulletin unique chiffré s’imposait dans les écoles et avec lui, les nouveaux cadres d’évaluation remettant en évidence la place des connaissances dans l’évaluation et sacrifiant dès lors tout l’esprit de régulation des apprentissages constituant le moteur du Programme de formation de l’école québécoise.
Chiffrer une compétence ?
Nous avons choisi de nous doter d’un programme par compétences tout à fait novateur au Québec parce que cette approche correspond davantage à nos valeurs et parce que nous avons compris que le monde actuel vivait une profonde mutation et qu’il nous fallait trouver une voie pour préparer nos citoyens à faire face à tous ces nouveaux défis qui s’offrent à eux. La transformation la plus fondamentale qui s’est opérée est le changement de paradigme de la relation-apprentissage :
« Viser le développement d’un pouvoir d’action éclairé et personnalisé pose les limites évidentes d’une pédagogie de la transmission de savoirs. En ce sens, le concept de compétence retenu pour le Programme de formation appelle un regard différent sur la relation entre l’enseignement et l’apprentissage. Définie comme un savoir-agir, la compétence dépasse la simple addition ou juxtaposition d’éléments. Elle se manifeste dans des contextes d’une certaine complexité et son degré de maitrise peut progresser tout au long du parcours scolaire et même au-delà de celui-ci. Privilégier les compétences, c’est donc inviter à établir un rapport différent aux savoirs et à se recentrer sur la formation de la pensée et le développement de l’autonomie2. »
Cette nouvelle posture, dont les avantages et les bénéfices continuent de se préciser avec les recherches-actions et les données probantes, n’est pas unique au Québec et s’avère une proposition éducative à laquelle de plus en plus de gens adhèrent.
Ainsi, l’enseignement, qui a jusqu’ici été basé sur la transmission du savoir (l’enseignant qui transfère ses connaissances et l’élève qui tente de les assimiler) et la notation chiffrée de l’acquisition de ces savoirs ne peuvent plus continuer d’exister tels qu’on les a connus étant donné que la connaissance est partout. Et c’est celle-ci qu’il faut gérer. Puisque l’élève, et plus tard l’adulte qu’il deviendra, évolue dans un monde totalement transformé, l’école doit s’adapter à cette réalité et lui permettre de se développer pleinement et de se réaliser.
Cette pédagogie, c’est celle prônée par le PFÉQ. Elle vise le développement des compétences de l’élève. Mais une compétence ne peut se développer que par le recours à une pédagogie active, c’est-à-dire par des apprentissages construits par l’élève lui-même, avec l’aide de ses pairs et de son entourage, mais d’abord et avant tout avec l’aide de ses enseignants qui en connaissent tous les constituants et qui s’avèrent des ressources essentielles pour apporter à l’élève tous les éléments dont il a besoin pour façonner ses compétences.
En 2015, le Forum économique mondial publiait un rapport dans lequel il s’attardait sur les problèmes urgents engendrés par la 4e révolution industrielle. Selon ce rapport, et aussi paradoxal que cela puisse paraitre au premier abord, l’un des moyens les plus surs de remédier aux lacunes en matière de compétences devant cette révolution qui frappe à nos portes est de miser sur le développement des compétences dites sociales et émotionnelles (Tableau 1).
En milieu scolaire, cela se traduit par le développement d’aptitudes pour la collaboration (favoriser entre autres le travail d’équipe), la communication (créer un climat propice aux échanges), la curiosité (encourager le questionnement), la persistance (donner le droit à l’erreur) et l’initiative (construire la confiance dans la capacité à réussir) (Tableau 2).
Si ces compétences sont farouchement de mise, le fait de placer nos jeunes en perpétuelle compétition pour des points ne peut avoir d’autre effet que d’en étouffer le développement.
On peut mesurer facilement et rapidement l’acquisition de connaissances (en fait, c’est bien souvent la mémoire à court terme que l’on mesure), mais il en va autrement d’une compétence qui ne peut être réduite à une connaissance : elle implique des alliances plus complexes et plus complètes.
Selon Raymond Vienneau3, « [l]’apprentissage scolaire est un processus interne, dont la manifestation n’est pas toujours directement observable (il ne faut pas confondre apprentissage et performance). En tant que processus interne, il n’est pas transmissible. » Si, comme il l’explique, « [la] compétence intègre et transcende les savoirs et les savoir-faire d’ordre intellectuel associés aux connaissances déclaratives, procédurales et conditionnelles, de même qu’elle intègre un certain nombre d’attitudes et de valeurs associées aux savoir-être de l’apprenant », on peut mieux comprendre pourquoi l’évaluation chiffrée est une forme d’évaluation qui ne convient pas pour mesurer les apprentissages qui mènent au développement d’une compétence.
Ainsi, parce qu’une compétence est plus qu’une connaissance, on ne peut en évaluer le résultat, mais plutôt la progression et l’état du développement. Il ne s’agit pas ici de masquer les performances, puisqu’il y a, somme toute, toujours une trace d’évaluation à la fin d’une année scolaire, qu’elle soit chiffrée ou par cote. Il faut plutôt redonner sa fonction première à l’évaluation, c’est-à-dire la régulation des apprentissages. Le ministère de l’Éducation l’exprimait ainsi lors de la parution du Programme de formation du 1er cycle du secondaire en 20064:
« L’évaluation ne constitue pas une fin en soi. L’élève n’apprend pas pour être évalué, mais il est évalué pour mieux apprendre. Devant les défis mis en lumière par le présent programme, il importe de rappeler que l’évaluation doit d’abord être conçue comme un levier permettant d’aider l’élève à apprendre et d’aider l’enseignant à le guider dans sa démarche. Développée et utilisée dans cet esprit, l’évaluation permet de mieux assoir les décisions et les actions qui régulent les apprentissages de l’élève, dans le quotidien comme aux moments plus stratégiques que sont, par exemple, les transitions entre les cycles. En aidant l’enseignant à faire le point sur les acquis antérieurs des élèves, à suivre leur évolution et à juger de l’efficacité de ses stratégies pédagogiques, elle constitue une ressource essentielle dans la poursuite de l’objectif de la réussite scolaire. »
Et poursuivait dans la même veine lors de la publication du Programme de formation du 2e cycle du secondaire en 20075 :
« La volonté de favoriser la réussite de tous les élèves et le choix de centrer le Programme de formation sur le développement de compétences conduisent le Ministère à réaffirmer l’importance de faire de l’évaluation un levier pour l’apprentissage. C’est dans cette foulée qu’il a adopté, en 2003, une politique d’évaluation des apprentissages, qui attribue à l’évaluation deux grandes fonctions : – l’aide à l’apprentissage ; – la reconnaissance des compétences. L’idée majeure qui en ressort est que l’évaluation ne constitue pas une fin en soi. En effet, l’élève n’apprend pas pour être évalué : il est évalué pour mieux apprendre. Envisagée comme un moyen qui aide l’élève à apprendre et qui aide l’enseignant à le guider dans sa démarche, l’évaluation permet de mieux assoir les décisions et les actions qui régulent les apprentissages, dans le quotidien comme à des moments plus stratégiques. »
Le but premier de l’évaluation n’est donc plus de classer, comme ce fut le cas jusqu’au milieu du 20e siècle, les élèves triés sur le volet parmi l’élite, mais bien d’aider l’élève à progresser. Et une progression, ça se fait en répétant, en expérimentant ; c’est un processus itératif bien souvent échelonné sur le moyen et le long terme. Si nous voulons des enfants et des adolescents qui apprennent, ces derniers doivent comprendre que l’évaluation sert à cela et non pas à les réprimer ou à les placer en constante position de compétition.
Laisser de l’espace à l’apprentissage et au développement des compétences, c’est le choix qu’a fait Julie Chandonnet, enseignante à l’école Saint-Denys-Garneau, choix qu’elle explique dans son billet de blogue Bien plus que des chiffres6 :
« Il y a deux ans, j’ai pris la décision de ne plus donner de notes chiffrées à mes élèves en dehors de l’obligation d’en mettre sur le bulletin. Pas de notes, mais beaucoup de commentaires précis sur leurs apprentissages : ce qui va bien, ce qui s’est amélioré et ce qui représente un défi. […] Maintenant, quand je remets travaux et examens, je n’assiste plus à la traditionnelle comparaison des notes entre les élèves. Fini les “Tu as eu quoi toi ?” Quand je remets les évaluations corrigées, ma classe devient étrangement silencieuse, les élèves tournent les pages et lisent les commentaires écrits à l’encre colorée qui n’est jamais rouge. Les élèves ne sont plus en mode notes, ils sont en mode apprentissage. »
À un certain moment, chacun doit être mesuré, mais pas à chaque semaine. Passer tant de temps sur l’évaluation plutôt que de parfaire et de consolider les apprentissages n’est pas heureux. Ne nous le cachons pas, préparer une évaluation, l’administrer, la corriger et faire un retour constructif auprès des élèves prend du temps. Sans compter que les élèves sont différents et qu’ils n’ont pas tous besoin de rétroaction sur les mêmes objets d’apprentissage.
Même les élèves plus forts ne peuvent pas réellement progresser dans ces tests normalisés puisque, même s’ils les réussissent bien, cela ne veut pas dire qu’ils ont appris quelque chose depuis le dernier test ou qu’ils ont eu à travailler leurs lacunes. Ces élèves, parce qu’ils ont du succès, ne reçoivent que très peu d’attention et n’apprennent pas à se dépasser. L’une des clés de la réussite scolaire est la différenciation pédagogique puisqu’elle permet aux compétences de chacun de germer, de croitre et de s’affirmer. Pour y arriver toutefois, il faut laisser du temps. Cela, certains pays l’ont bien compris.
Impasse et effets pervers de l’évaluation chiffrée
« La plupart des institutions scolaires persistent à vouloir attribuer une note chiffrée à toute production scolaire. Pourtant, de nombreuses recherches suggèrent que le système d’évaluation par notation est loin d’être fiable et objectif7. »
Dans le cadre d’une formation professionnelle intitulée La pondération… avec modération, Monsieur Yves Boucher, consultant en éducation et chargé de cours à la Faculté d’éducation de l’Université de Sherbrooke, présente l’exemple de ces deux étudiants qui veulent développer des compétences en pliage de parachutes. Pour cet exemple, le formateur reprend la pondération du bulletin unique en vigueur dans les écoles du Québec. L’évaluation des compétences est donc échelonnée sur trois étapes qui valent respectivement 20 %, 20 % et 60 %, tel que le prescrit l’article 30.2 du Régime pédagogique. Les étudiants ont douze cours pour développer leurs compétences et en faire la preuve par l’intermédiaire d’évaluations. Voyons ce que cela donne (Tableau 3) :
Nous constatons que, lors de la première évaluation, l’étudiant A plie correctement deux fois plus de parachutes que l’étudiant B. À la deuxième évaluation, l’étudiant A est toujours en avance sur l’étudiant B, mais les deux ont progressé de 20 %. À la troisième et dernière évaluation, l’étudiant A n’a pas progressé tandis que l’étudiant B a doublé son pourcentage de réussite comparativement à la deuxième étape. Par rapport à lui-même, c’est l’étudiant B qui a le plus progressé dans ses apprentissages entre la première et la dernière étape et, à la fin des apprentissages (troisième étape), c’est également l’étudiant B qui a obtenu le meilleur résultat. Pourtant, les deux obtiennent exactement le même résultat chiffré au final, soit 76 %.
Si les premières évaluations avaient fait l’objet d’une évaluation par cote plutôt que d’une évaluation chiffrée, avec une liste des compétences (voir Tableau 4) et des éléments descriptifs détaillés (absents dans le tableau) pour fournir des renseignements sur ce que représentent les cotes, le résultat final aurait été fort différent. De plus, si la dernière étape avait fait l’objet d’un bilan de l’acquisition des compétences, l’étudiant B se serait démarqué parce que l’évaluation aurait permis d’illustrer qu’il a toujours continué de progresser jusqu’à atteindre un niveau d’excellence.
En fait, que cherche-t-on à mesurer ici ? Le niveau de compétence de l’étudiant au terme de ses apprentissages. Est-ce que cette note chiffrée, 76 % dans les deux cas, nous renseigne réellement à ce sujet ? Non. Est-ce que ces deux personnes ont le même degré de compétence ? Non. À qui confieriez-vous le pliage de votre parachute si vous aviez à faire du parachutisme ? Au deuxième étudiant (B) sans hésitation !
Prenons maintenant un exemple au secondaire en français. Le bulletin unique prévoit qu’un résultat final pour l’année, transmis avec le dernier bulletin, sera calculé en tenant compte des résultats des trois étapes :
1re étape = 20 % ; 2e étape = 20 % ; 3e étape = 60 %
Au premier cycle de la discipline Français, langue d’enseignement, chacune des compétences en lecture et en écriture vaut 40 % du résultat global alors que la compétence en communication orale en vaut 20 %. De son côté, le Régime pédagogique prévoit qu’au moins une des trois compétences en français doit être évaluée au premier et au deuxième bulletin, mais qu’elles doivent toutes faire l’objet d’une évaluation à la troisième étape (bilan). Cela signifie, dans les faits, que des écoles pourraient prendre la décision de n’évaluer qu’une des trois compétences, par exemple la lecture, à la 3e et dernière étape puisque seulement deux compétences sur trois ont l’obligation d’être évaluées lors des deux premiers bulletins.
De plus, chaque école décide de la pondération qui sera attribuée à l’épreuve de lecture finale dont le résultat est calculé à l’intérieur de l’étape 3. Imaginez les possibilités… et les disparités !
Observons l’impact de la fréquence d’évaluation des compétences et de la pondération accordée à une épreuve finale locale sur la valeur relative de chaque étape (voir Tableau 5).
Un enseignant peut faire le choix d’évaluer chaque compétence à chaque étape et d’attribuer un poids de 50 % à l’examen final de la 3e étape en lecture (donc 12 % de la note totale de l’année, selon l’exemple du Tableau 1).
Toutefois, un autre peut plutôt décider de ne pas évaluer la compétence en lecture à l’étape 1 et de donner un poids de 75 % à l’épreuve finale (donc 22,5 % de la note totale de l’année selon le Tableau 2). On voit que ceci ne donnera pas du tout le même résultat pour une « performance » équivalente (voir Tableau 6).
Que se passe-t-il dans ce cas ? Puisque rien ne se perd et rien ne se crée, les points normalement attribués à la première étape sont distribués aux 2e et 3e étapes. On obtient donc ici une 2e étape qui vaut 10 % (8 % dans le Tableau 5) et une troisième qui vaut 30 % (24 % dans le Tableau 5). De plus, tout ce qui a été accumulé à la colonne Bilan de l’étape 3 (l’étape la plus importante puisqu’elle est celle où l’on consolide les apprentissages et qu’elle vaut 60 % de l’année) ne compte que pour 7,5 % de l’étape, soit 19 % de la note disciplinaire totale de l’année. L’impact est considérable. Malgré l’apparente impartialité de l’évaluation chiffrée, force est d’admettre qu’elle s’apparente davantage à un dispositif trompeur. C’est aussi une preuve que, sous le régime actuel, on peut difficilement comparer les résultats d’élèves de différentes écoles entre eux, et encore moins tirer des conclusions.
« Le système d’évaluation actuel est un instrument de sélection incompatible avec la lutte contre l’échec scolaire. […] L’institution doit donc aujourd’hui rompre avec une incohérence : demander aux enseignants de faire réussir chaque enfant tout en exigeant l’échec de certains par le maintien d’une évaluation notée9. »
Nous ne le dirons jamais assez, l’évaluation ne peut se réduire à la mise de notes. Elle est davantage un comportement inhérent à l’apprentissage, nécessaire à l’enseignement et à la gestion du système éducatif. Si nous ne faisons pas de l’école un lieu où la place à l’erreur est reconnue et valorisée (dans la mesure où elle est un tremplin à l’amélioration), un espace où règne un esprit de saine collaboration et d’entraide et où nos enfants ont envie de se retrouver quotidiennement, si nous ne réduisons pas la pression exercée par les évaluations trop nombreuses, trop fréquentes et souvent mal adaptées à ce que nous voulons réellement évaluer, jamais nous ne réussirons à atteindre cet idéal de réussite pour tous que s’est donné notre système d’éducation.
C’est le constat auquel de nombreux professionnels de l’éducation sont arrivés. C’est le cas de Daniel Griggio qui, devant la baisse de motivation générale des élèves au fur et à mesure de leur cheminement scolaire, a expérimenté l’abandon de la note chiffrée au profit d’un dispositif mettant en œuvre la régulation des apprentissages (approche par compétence) :
« Le système de notation actuel crée une très forte pression scolaire et stigmatise les élèves les plus fragiles. Démotivantes, les mauvaises notes sont vécues comme une sanction et ne disent rien des connaissances et des compétences acquises par les élèves. Les conséquences de ce système sur les élèves les plus fragiles sont importantes : perte de confiance en soi, refus du travail scolaire, détérioration des relations avec les enseignants, conflits dans la famille, et à terme, souffrance scolaire voire décrochage scolaire. C’est pourquoi l’action consiste à abandonner la note et à évaluer par compétences10 . »
D’où la nécessité de réévaluer l’évaluation
L’insuccès populaire du programme actuel, sous la pression des parents, des médias et des syndicats (voir notamment l’article du Devoir du 1er juin 2007, Le retour du bulletin chiffré11 unique et la campagne Des apparences trompeuses12 de la Fédération autonome de l’enseignement), en a conduit plusieurs à dire que la Réforme de l’éducation a été un échec quand, pourtant, un très grand pourcentage d’enseignants n’a jamais eu l’occasion de s’approprier ce programme très complexe, mais non moins adapté à la réalité du 21e siècle. On peut donc supposer que ce n’est pas la Réforme qui est un échec, mais bien son implantation. Le gouvernement a présenté des solutions pour tenter de satisfaire les uns et les autres. Par exemple, les parents ont maintenant accès à un bulletin beaucoup plus compréhensible et rassurant pour eux, notamment parce qu’ils y voient des chiffres et des moyennes de groupe. Toutefois, rien n’est idéal et nous nous retrouvons avec un programme dénaturé : d’un côté, des apprentissages déclinés en matière de compétences et de l’autre, un dispositif d’évaluation destiné à mesurer des connaissances.
Depuis les 50 dernières années, le paysage québécois a été jalonné par des lois, des programmes, des politiques et des stratégies visant à contrer le décrochage scolaire et à valoriser l’accès à l’éducation et la réussite pour tous. Ces objectifs ne peuvent cohabiter avec une évaluation chiffrée qui n’est ni plus ni moins qu’un système de classement et de hiérarchisation et qui n’a plus lieu d’être dans la mesure où l’éducation vise la réussite et l’actualisation du plein potentiel de chacun. Puisqu’une compétence n’est pas une connaissance et qu’on ne peut pas la mesurer par l’accumulation de notes; parce que la note n’est pas l’individu et que la note chiffrée est une impasse et, surtout, puisque que la problématique de l’évaluation va bien au-delà de la note chiffrée, il faut réévaluer l’évaluation.
Références et ressources
- Baguet, S (2015). L’évaluation par compétences (Mémoire, ESPE Grenoble). Education.
- Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ). (2014). Rapport Parent. À rayons ouverts, (94).
- Viau, R. (2004). La motivation : condition au plaisir d’apprendre et d’enseigner en contexte scolaire. 3e congrès des chercheurs en Éducation, Brussels, Belgium.
Photo : iStock
Première publication dans Éducation Canada, mars 2018
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NOTES
1 Maulini, O. (1996). Qui a eu cette idée folle, un jour, d’inventer (les notes à) l’école? www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/maulini/note.html
2 Ministère de l’Éducation du Québec. (2011). Programme de formation de l’école québécoise. www.education.gouv.qc.ca/enseignants/pfeq/
3 Vienneau, R. (2011). Apprentissage et enseignement : Théories et pratiques (2e édition). Boucherville, Gaëtan Morin.
4 http://www.education.gouv.qc.ca/fileadmin/site_web/documents/PFEQ/prfrmsec1ercyclev2.pdf; p.10
5 http://www.education.gouv.qc.ca/fileadmin/site_web/documents/PFEQ/5-pfeq_gc_dom5.pdf; p. 15
6 http://sdgjulie.wixsite.com/blog-de-mme-jooly/single-post/2018/03/17/Bien-plus-que-des-chiffres
7 Castillo, A. (2017, 14 déc.). À l’école, supprimons les notes. Le Temps. www.letemps.ch/economie/lecole-supprimons-notes
8 Critères d’évaluation tirés du site Fédération française de parachutisme
9 Vellas E., Baeriswyl E., Les cycles pédagogiques : un adieu aux notes ? Vers le changement… espoirs et craintes, Actes du premier Forum sur la rénovation de l’enseignement primaire, Genève, DIP, 1995, p. 87-90
10 Daniel GRIGGIO Évaluer sans Dévaluer, abandon de la note chiffrée http://eduscol.education.fr/experitheque/fiches/fiche9118.pdf
11 Robitaille, A. (2007, 1er juin). Le retour du bulletin chiffré, unique. Le Devoir. www.ledevoir.com/politique/quebec/145724/le-retour-du-bulletin-chiffre-unique
12 Fédération autonome de l’enseignement (FAE). (2012). Des apparences trompeuses. www.lafae.qc.ca/wp-content/uploads/2012/06/bulletin-unique_trompeuses_depliant_20101.pdf