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Les échanges postcoloniaux du savoir à la lumière des migrations universitaires

Introduction

Les migrations universitaires internationales ont été analysées par plusieurs observateurs comme un nouveau phénomène mondial,  caractérisé au cours des vingt dernières années par une forte augmentation et un recrutement actif d’étudiants[1]. Mais il faut nuancer ce constat, en apportant deux critiques : d’abord, même si le nombre d’étudiants a connu une forte augmentation au niveau mondial, environ 70 %, le  nombre d’étudiants internationaux augmente dans les mêmes proportions : en 1999, on dénombre 1,5 millions d’étudiants internationaux; en 2006, 2,6 millions, c’est-à-dire un accroissement de près de 70 %[2]; par conséquent, la part d’étudiants internationaux reste stable par rapport au nombre total d’étudiants, près de 2 %. Second bémol : ce recrutement n’est ni massif ni homogène, puisqu’il reste limité à une fraction d’universités dans le monde, en particulier celles des pays les plus riches. Nous remarquons ainsi qu’il n’existe pas de consensus sur cette question, dans le cadre de la recherche universitaire. Par conséquent, il est utile d’examiner les migrations étudiantes de manière plus pointue, en évitant de tomber dans une analyse facile des principaux flux. Nous proposons ici de nous limiter à une analyse de l’espace Atlantique. En effet, l’espace Atlantique est un espace secondaire, périphérique des migrations universitaires. Nous exploiterons cette approche pour en tirer plusieurs exemples.

Néanmoins, une série de problèmes méthodologiques émergent pour considérer cette question. D’abord, l’absence de statistiques nationales  comparables, dues à de multiples définitions de l’étudiant-migrant, soit « étudiant étranger » (défini en fonction de la nationalité), soit « étudiant international » (défini en fonction du lieu de résidence) rend la comparaison internationale difficile, voire impossible. Ensuite, qu’entend-on par « migrations universitaires »? Les migrations d’étudiants, du corps administratif universitaire ou les migrations des enseignants? Considère-t-on des séjours limités de migrations, ou bien des migrations plus longues, de plusieurs années, voire des installations définitives? Les ressources statistiques sont encore plus limitées quand on étend le champ de l’analyse à des populations non étudiantes, mais qui font partie du monde universitaire. Il est aussi ardu de distinguer les trajectoires de chaque migrant. Troisièmement, il faut remarquer une euphémisation des termes utilisés pour traiter de cette catégorie de migrants : on parle aujourd’hui d’« étudiants internationaux » (et non d’« étudiants étrangers »), et de « mobilité internationale » (plutôt que de « migrations internationales »). Par ce biais, certains cherchent à créer une distinction entre étudiants et immigrants, principalement à des fins de politique interne – nous pensons ici à de nombreux États européens. Il faut reconnaître que l’inverse soit aussi identifiable : on essaie d’imposer l’idée que des étudiants internationaux puissent être une main d’œuvre future – ce qui est par exemple le cas dans certaines provinces du Canada. Finalement, le discours officiel est repris trop souvent dans le champ académique, sans que ce dernier ne prenne la précaution de démonter les mécaniques de ce discours, ni les fonctions de ce discours.

Nous courons un triple risque : celui d’une vision des migrations universitaires romantiquepseudo-égalitaire, et dépolitisée.

Pour cette pluralité de motifs, nous courons un triple risque : celui d’une vision des migrations universitaires romantique, pseudo-égalitaire, et dépolitisée. En effet, les migrants universitaires ne forment pas un ensemble homogène; les relations de pouvoir qui structurent le champ des migrations universitaires ne doivent pas être occultées; les flux secondaires ne doivent pas demeurer ignorés, par exemple l’espace Atlantique, ou des espaces régionaux comme les pays du Cône Sud de l’Amérique Latine.

Nous considérerons deux axes pour développer une approche critique des migrations universitaires : le premier axe est lié au classement des savoirs qui s’opère par le biais du classement des universités. Le second porte sur la gestion des savoirs, c’est-à-dire qui peut en bénéficier et comment, ainsi qu’à la gestion de la main d’œuvre formée.

I. Classement des savoirs

Le classement des savoirs renvoie d’abord à une sélection et à une construction des savoirs légitimes. Par exemple, le savoir scientifique occidental qui exclut d’autres savoirs scientifiques : cela peut se traduire par une perception méprisante des peuples non-occidentaux au cours des cinq derniers siècles comme un « peuple sans écriture », un « peuple sans histoire », un « peuple sans droit international », un « peuple sans développement économique », et dernièrement comme un « peuple sans démocratie »[3].

Or ce classement des savoirs conduit à un classement des universités. Par exemple, au 12e siècle, en Europe, les principales écoles sont Paris, Bologne, Oxford, Montpellier, puis émergent Padoue, Cambridge,  Salamanque et Toulouse[4]. Puis nous assistons, en marge de ces écoles prestigieuses, à la création d’écoles secondaires, destinées à un public régional et local moins fortuné qui ne peut se payer des études dans des villes éloignées. Or cela entraîne des problèmes de reconnaissance de diplômes entre ces deux catégories d’universités. Comme nous pouvons le pressentir, la reconnaissance de diplômes ne fonctionne que dans un sens, c’est-à-dire que seules les universités moins réputées reconnaissent les diplômes des écoles prestigieuses. Le refus de reconnaissance – ou la reconnaissance au cas par cas – provient des écoles comme Paris ou Montpellier; cela se produit, en dépit de règles papales qui tentent de favoriser la reconnaissance de diplômes et la mobilité des étudiants dans la Chrétienté (1230), malgré l’existence d’une lingua franca unique qu’est le latin et d’enseignements très similaires.

Cet exemple historique peut être utile pour entrevoir la manière assez similaire dont nous percevons aujourd’hui les universités. En effet, il est important de savoir quelles sont les universités dans le jeu (visibles et moins visibles) et celles hors jeu (invisibles) : par exemple, le classement international de l’Université Jiaotong de Shanghai des 500 meilleures universités, ou le classement canadien du magazine Maclean’s servent de boussoles qui montrent chaque année le « Nord » de l’enseignement supérieur, bien que ces classements soient vivement critiqués régulièrement, pour des raisons d’ailleurs fondées. Néanmoins, ces classements indiquent comment ces universités peuvent se situer l’une par rapport à l’autre, et comment les étudiants – notamment internationaux – doivent se positionner  par rapport à elles. N’est-il pas profitable de se situer dans le monde universitaire et de déduire où il faut aller et être diplômé pour être couronné symboliquement et réussir socio-professionnellement?

Des dynamiques similaires sont-elles à l’œuvre dans l’espace Atlantique? Les principaux pôles universitaires se situent en Amérique du Nord (États-Unis, Canada), et en Europe (Grande-Bretagne, France, Allemagne). Comment expliquer cette concentration?

Une série de facteurs socio-historiques apporte plusieurs éléments de compréhension : d’abord, les politiques publiques d’enseignement supérieur des anciens pouvoirs coloniaux ont eu des effets qui se font encore ressentir de nos jours : soit le développement d’universités a été promu dans les colonies, ce qui a été le cas de la Grande-Bretagne ou de l’Espagne, soit les métropoles ont opté pour un non investissement, ce qui peut être observé dans le cas de la France ou du Portugal. Mais il faut noter au moins une similarité dans ces deux catégories, qui réside dans le prestige constant des diplômes de la métropole. En second lieu, les indépendances au 19e siècle et la formation des États-nations expliquent la croissance de certaines universités : ainsi, la restructuration et le soutien de l’enseignement supérieur a constitué une priorité en France et au Brésil. Finalement, les indépendances au 20e siècle apportent un dernier élément : à la suite des indépendances, par exemple dans certains États africains, des investissements prioritaires dans l’enseignement primaire ont conduit à ne pas pouvoir développer ou soutenir le secteur universitaire.

Il est difficile de savoir qui migre exactement. Les ressources statistiques sont superficielles, et ne font apparaître souvent que l’origine, la destination et éventuellement le diplôme poursuivi.

Les traductions de cet héritage colonial sont ancrées dans l’univers académique actuel : la structuration par pôles « linguistiques » ou « culturels » reflète en partie le fait colonial; par ailleurs, la structure globalisée du capitalisme porte des stigmates coloniaux, dans la mesure où les premiers « pays-source »[5] d’étudiants-migrants sont des pays géographiquement proches ou issus d’anciennes possessions coloniales. Ainsi, les statistiques disponibles – notamment Organisation de Coopération et de Développement Économiques (OCDE) et Nations Unies – montrent que des liens significatifs existent entre anciennes puissances coloniales et anciennes colonies, dans le cadre des migrations internationales universitaires, ce qui a un effet sur le choix des objets de recherche, sur la sélection des sources théoriques, ainsi que sur le cadre et les implications de la recherche dans chaque université.

Après avoir tenté de montrer brièvement comment le classement des savoirs universitaires est structuré et structure les migrations  universitaires, nous allons nous pencher sur la question de la gestion de ces savoirs et de la main d’œuvre formée.

II. Gestion des savoirs et de la main d’œuvre formée

Plusieurs questions peuvent être posées ici : d’abord, qui peut bénéficier de ces savoirs? Ensuite, de quelle manière? Enfin, comment est gérée la main d’œuvre formée à l’étranger?

En premier lieu, il est difficile de savoir qui migre exactement. Les ressources statistiques sont superficielles, et ne font apparaître souvent que l’origine, la destination et éventuellement le diplôme poursuivi. Il existe plusieurs travaux qui traitent de cas particuliers – étudiants internationaux dans une université, une ville ou une région – mais ne vont pas assez loin dans l’analyse qualitative fine, par exemple en réalisant des entretiens semi-directifs ou des entretiens en profondeur.

Maintenant, si on analyse les normes mises en place pour émigrer et immigrer dans le cadre d’études, on peut relever les obstacles érigés contre des étudiants vivant dans certains pays en voie de développement, ainsi que les limites d’accès aux universités, avec comme base un nombre limité de places pour les étudiants migrants, ou bien un plafond plus ou moins rigide. Ensuite, le problème de la reconnaissance des diplômes peut être envisagé soit comme un processus unilatéral, soit bilatéral s’il existe des accords spécifiques entre universités; encore une fois, les universités du Sud sont regardées de haut quand on observe les grilles d’équivalence de diplômes et de notes, propres à chaque université. En outre, la sélection des étudiants peut s’effectuer de plusieurs manières : par l’argent[6], par l’obligation d’échange international (court ou long), par l’utilisation de réseaux préexistants de professeurs[7], etc. Si on s’intéresse maintenant à la motivation des étudiants pour effectuer des études à l’étranger, quelques enquêtes montrent l’utilité d’une expérience étrangère dans un but d’ascension socioprofessionnelle, de distinction sociale par la maîtrise d’une langue étrangère, ou de valeurs culturelles partagées[8]. Enfin, la question des diasporas estudiantines est intéressante à poser, notamment dans la perspective du mythe des brassages de cultures et de connaissances : s’il y a bien des contacts et des échanges, les étudiants étrangers ne sont pas intégrés de la même manière que les nationaux à la vie universitaire et extra-universitaire. Quid des étudiants qui ne peuvent pas entamer de migration universitaire sur des distances longues? Des processus de régionalisation et de transfrontiérisation offrent quelques options en termes de mobilités dans des pays limitrophes, par exemple l’Association des universités du Groupe Montevideo[9], en Amérique du Sud, ou bien en Europe, la Confédération Européenne des Universités du Rhin Supérieur (EUCOR)[10].

Enfin, comment gérer la main d’œuvre ainsi formée? Il s’agit d’une double question, à la fois pour les pays d’origine que pour ceux de destination. D’abord, la « fuite des cerveaux » est une expression fabriquée dans les années 1960 en Grande Bretagne pour analyser l’émigration de diplômés britanniques, un phénomène que le gouvernement britannique a cherché depuis à endiguer. Aujourd’hui, nous assistons à une tendance plutôt inverse : la main d’œuvre formée et qualifiée serait une source de richesse pour les pays développés, ce qui impliquerait une politique active de rétention et de recrutement, selon les besoins de chaque pays. Ce discours adopte une posture néolibérale de libre circulation des travailleurs qui est cependant loin d’être vérifiée dans les faits. Certains États ne  cherchent pas à retenir les étudiants migrants; par ailleurs, certains étudiants sont plus égaux que d’autres sur le marché du travail. Les travaux sur l’insertion professionnelle des étudiants migrants qui font une carrière à l’étranger concernent un phénomène qui semble assez limité[11].

Discussion

Un des problèmes connexes actuels des migrations universitaires internationales est l’externalisation de l’enseignement primaire et secondaire sur les pays en voie de développement, voire de certaines filières universitaires. En outre, les pays du sud cofinancent les universités du nord, ainsi que les économies des centres urbains proches, par le biais des étudiants migrants : nous suggérons ainsi qu’il s’agit d’une aide internationale au développement Sud-Nord.

RECAP – This article presents a summary overview of international student migrations. Bruno Dupeyron first claims that the world hierarchy of university knowledge – which represents a compass that guides international students – is rooted in colonial and post-colonial dynamics. He also believes that the flows and the management of international students and diploma holders are largely determined by occidental countries. Finally, Bruno Dupeyron argues that developing countries are, ironically, giving a kind of “development assistance” to higher education in the occidental world by sending their students to study in developed nations.


[1] Mohamed Harfi et Claude Mathieu, « Mobilité internationale et attractivité des étudiants et des chercheurs », Horizons stratégiques 1 : no. 1 (2006), www.cairn.info/article.php?ID_ARTICLE=HORI_001_0028&AJOUTBIBLIO=HORI_001_0028 (consulté le 20 septembre 2010) ; Stéphane Vincent-Lancrin, « L’enseignement supérieur transnational : un nouvel enjeu stratégique? », Critique internationale 39, no. 2 (2008); Laure Endrizzi, « La mobilité étudiante, entre mythe et réalité », Dossier d’actualité de la Veille scientifique et technologique (VST), no. 51 (février 2010).

[2] Eugénie Terrier, « Mobilités et expériences territoriales des étudiants internationaux en Bretagne : interroger le rapport mobilités spatiales – inégalités sociales à partir des migrations étudiantes » (Thèse de doctorat, Université Rennes 2 Université Européenne de Bretagne, 2009), https://tel.archives-ouvertes.fr/ (consulté le 21 septembre 2010). Voyez, contra, Vincent-Lancrin qui estime que la moyenne mondiale est de 5.7 % en 2004 – 2008, p. 70.

[3] Ramón Grosfoguel, « Para descolonizar os estudos de economia política e os estudos pós-coloniais : Transmodernidade, pensamento de fronteira e colonialidade global », Revista crítica de ciências sociais no. 180 (2008): 115-147.

[4] Jacques Verger, « La mobilité étudiante au Moyen-âge », Histoire de l’éducation no. 50: 6 (1991), p. 5.

[5] Line Verbik et Veronica Lasanowski, International Student Mobility: Patterns and Trends. Report (Observatory on Borderless Higher Education, 2007).

[6] Le poids économique de l’international dans l’enseignement supérieur est évalué à 30 milliards d’euros de revenus d’exportation en 2004. Stéphane Vincent-Lancrin, « L’enseignement supérieur transnational : un nouvel enjeu stratégique? », Critique internationale 39, no. 2 (2008). En outre, il n’est pas rare d’observer que les droits d’inscriptions pour les étudiants internationaux soient plus élevés que pour les nationaux, ce qui est une source de revenus non négligeables pour des universités en proie à des restrictions budgétaires et à un avenir démographique estudiantin incertain.

[7] Terri Kim, “Shifting patterns of transnational academic mobility: a comparative and historical approach” Comparative Education 45, no. 3 (2009).

[8] Eugénie Terrier, « Mobilités et expériences territoriales des étudiants internationaux en Bretagne : interroger le rapport mobilités spatiales – inégalités sociales à partir des migrations étudiantes » (Thèse de doctorat, Université Rennes 2 Université Européenne de Bretagne, 2009); Philip G. Altbach et Jane Knight, “The Internationalization of Higher Education: Motivations and Realities”, Journal of Studies in International Education 11, no. 3 (2007).

[9] www.grupomontevideo.edu.uy/

[10] www.eucor-uni.org/

[11] Stéphanie Garneau, « Mobilités étudiantes et socialisations professionnelles en France et au Québec »,  Sociologies (2006). www.sociologies.revues.org/index342.html (consulté le 20 septembre 2010); Harald Schomburg et Ulrich Teichler, « Mobilité internationale des étudiants et débuts de vie active », Formation emploi no. 103 (juillet-septembre 2008) www.cairn.info/revue-formation-emploi-2008-3-page-41.htm (consulté le 20 septembre 2010).

Apprenez-en plus sur

Bruno Dupeyron

Bruno Dupeyron, docteur en science politique, est professeur adjoint en politiques publiques et droit à l'École d'études supérieures de politiques publiques Johnson-Shoyama de l'Université de Regina. Il est également chercheur associé à la Chaire de recherche en immigration, ethnicité et citoyenneté (CRIEC) de l'UQAM. Son parcours universitaire a été suivi à Strasbourg, Barcelone, Paris et Victoria (Colombie britannique).

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