L’engagement professionnel…
Quand les enseignants ne le « sentent » pas!
Les étudiants en formation des maîtres sont-ils bien préparés à jouer un rôle aussi complexe que celui qui les attend à leur sortie de l’université? Les recherches actuelles sur l’insertion professionnelle des enseignants nous laissent perplexes à cet égard, alors qu’elles font état d’un phénomène d’abandon important et croissant au fil des années. Ici comme ailleurs, les enseignants développent un répertoire de compétences professionnelles pendant leur formation initiale. Pourtant, plusieurs d’entre eux affirment ne pas se sentir prêts à faire face aux exigences de la profession, et exprimeraient rapidement l’intention de l’abandonner, parfois même au cours de la première année d’exercice. Létourneau évalue qu’approximativement 50 % des enseignants québécois quittent la profession au cours des cinq premières années, avec un taux d’abandon moyen oscillant entre 25 % et 30 % au terme de la première année1. Ces chiffres sont similaires à ceux relevés dans d’autres provinces canadiennes2, dans différents pays européens et aux États-Unis. Dans ce dernier, Ingersoll a observé un phénomène de « portes tournantes » (revolving door). Selon Canisius Kamanzi, Barroso Da Costa et Ndinga, ce dernier phénomène ne serait pas le fruit d’une « action fortuite » et serait attribuable à un processus de « désengagement professionnel » au cours duquel les nouveaux enseignants développent l’intention d’abandonner la profession. Comment expliquer ce processus et, surtout, comment intervenir pour l’endiguer? Nous en proposerons d’abord une définition, pour identifier ensuite les facteurs explicatifs qui permettront d’établir des pistes d’intervention.
Désengagement et abandon?
Selon Canisius Kamanzi, Barroso Da Costa et Ndinga, l’abandon serait l’aboutissement d’un processus de désengagement progressif, ponctué par le développement d’attitudes négatives envers la profession, ainsi que par la perte graduelle d’une motivation à offrir des services éducatifs de qualité aux élèves. Au cours de ce processus, les enseignants voient leurs ressources motivationnelles se détériorer : ils pourraient être tentés d’adopter des comportements d’évitement et de renoncement (absentéisme/présentéisme), d’afficher des cognitions (diminution de la qualité et du degré des efforts intellectuels) et des affects (investissement émotif) négatifs. Ceux évaluant l’option de l’abandon effectif de la profession pourraient par ailleurs être inspirés par un désir de se soustraire au stress et aux frustrations qui ont pendant trop longtemps miné leur quotidien.
Ainsi, c’est à juste titre que le désengagement des enseignants préoccupe les politiciens, administrateurs et chercheurs du domaine de l’éducation. Il a d’ailleurs été estimé que 22,4% des enseignants canadiens considéraient en avoir assez d’enseigner et que 23,5% songeraient souvent ou très souvent à changer de profession3. Au Québec, ce serait environ 43% des jeunes enseignants qui affirment avoir déjà songé sérieusement d’abandonner la profession, selon Gingras et Mukamurera. L’expression de cette intention ne conduit pas nécessairement à l’abandon effectif, même s’il y avait un fort lien de causalité4. En outre, les comportements associés au désengagement sont distincts de ceux relatifs à l’intention d’abandonner. Toutefois, ces processus demeurent causalement reliés : le processus de désengagement précède toujours l’intention d’abandonner. Pour court-circuiter cette relation causale, il faut intervenir sur les facteurs de protection de l’engagement professionnel.
Engagement professionnel : facteurs médiateurs
L’engagement professionnel est un état psychologique d’ordre motivationnel correspondant à la relation d’attachement qu’un individu éprouve à l’égard d’un métier et des pratiques lui étant associées5. Cet attachement est à la fois distinct et relatif à celui relatif à un employeur ou à une organisation professionnelle. Selon les psychologues du travail, plusieurs facteurs définissent cette relation d’attachement, notamment le sentiment d’efficacité personnelle enseignant (SEPE) et le stress. D’un point de vue motivationnel, cette relation influencerait la nature des buts que les individus se fixent, ainsi que l’intensité et la persistance des efforts qu’ils déploient à cette fin dans le cours de leurs activités laborieuses. En principe, plus l’engagement professionnel est élevé, plus les individus auraient des attentes élevées et des buts ambitieux, s’engageraient activement dans les tâches, en retireraient un degré de satisfaction élevé et développeraient, in fine, une relation d’attachement à l’égard de leur profession en ce qui concerne les attitudes et les intentions6.
Dans cette dynamique motivationnelle, deux facteurs intrinsèques se dégageraient à cause de leur rôle médiateur au regard des autres facteurs motivationnels et de leur impact sur la qualité des expériences professionnelles et les performances effectives. Le premier concerne l’engagement dans les tâches, qui est défini comme un état psychologique d’épanouissement ponctué par le dévouement et l’investissement personnel. Selon Li, Wang, Gao et You, il y aurait une relation dynamique entre ce facteur, la qualité des expériences professionnelles, la satisfaction personnelle retirée de celles-ci et l’attachement à l’organisation professionnelle7. Simbula et Guglielmi démontrent ainsi que l’engagement dans les tâches aurait une valeur prédictive au regard de la satisfaction professionnelle. Toutefois, les recherches rendent compte d’enseignants débordés, exprimant un manque de contrôle et un état d’épuisement dans un contexte passablement difficile, où leurs tâches se complexifient. Selon Chong et Low, le désengagement des enseignants serait principalement causé par le faible niveau de satisfaction qu’ils retirent de l’acte d’enseigner et des tâches relatives à celui-ci.
Le deuxième facteur est le SEPE, tiré de la théorie sociocognitive de Bandura. Celui-ci fait référence à la confiance qu’a un individu en sa capacité de réaliser une tâche ou d’atteindre un objectif. Un SEPE plus fort se traduira par des objectifs personnels plus ambitieux et un engagement plus élevé dans leur réalisation. Comme l’indiquait récemment Nancy Gaudreau dans les pages de la présente revue, le SEPE module l’intensité des émotions et affecte ainsi l’interprétation des situations professionnelles et des interventions à entreprendre. Les enseignants ayant un SEPE élevé présenteraient une humeur davantage enthousiaste et percevraient davantage les situations difficiles comme des opportunités d’apprentissage8. En outre, ils seraient mieux disposés à collaborer et à adapter leurs interventions aux besoins de leurs élèves, ainsi qu’à expérimenter de nouvelles pratiques pédagogiques. Le SEPE assurerait également une fonction médiatrice au regard du stress, l’impression de contrôle qu’il génère contribuant à diminuer ce dernier. Les recherches sur l’insertion professionnelle donnent à penser que le SEPE ne serait pas élevé chez les jeunes enseignants. Elles attribuent ainsi le désengagement professionnel au sentiment d’incompétence qui tend à s’accroître au cours des premières années d’exercice. En outre, ce phénomène compromettrait la fonction médiatrice du SEPE au regard du stress qui, dès lors, tend à accentuer ce sentiment d’incompétence et à générer des émotions négatives (déception et frustration). Il importe donc d’intervenir rapidement à l’égard de ces deux facteurs, dont l’impact sur l’intention d’abandonner la profession est démontré.
Intervenir tôt!
Comment prévenir ce phénomène? Certes, les programmes d’insertion professionnelle – procédant à l’aide de groupes de soutien, de réseaux d’entraide et de mentorat – peuvent contribuer à l’endiguer. Nous faisons néanmoins l’hypothèse que des interventions ciblées au cours de la formation initiale, et principalement lors des stages, pourraient en accroître les effets. Ces derniers sont l’occasion pour les stagiaires de s’engager dans les tâches enseignantes et de mettre à l’épreuve leur SEPE. Les expériences anxiogènes rencontrées en stage sont susceptibles de compromettre ce dernier, et le préserver se présente donc comme une préoccupation constante des formateurs universitaires. Gaudreau propose à cet égard cinq types d’intervention favorables au développement du SEPE9; des interventions qui, par ailleurs, rejoignent les facteurs établis par Bandura :
- Favoriser l’expérimentation fréquente de nouvelles stratégies pédagogiques et guider étroitement les stagiaires à cette fin, par la planification d’objectifs clairs et réalistes, pour qu’ils vivent des réussites et développent ainsi leur confiance en soi.
- Reconnaître les capacités des stagiaires au regard d’activités spécifiques et les encourager à les mobiliser dans l’atteinte des buts qu’ils se sont donnés. Ces encouragements peuvent prendre la forme de rétroactions positives, de gestes de reconnaissance sociale, d’octroi de responsabilité, de proposition de défis, etc.
- Référer aux expériences vicariantes des stagiaires, au cours desquelles ils ont retiré par observation des modèles leur servant de claviers de comparaison. Le fait d’avoir conscience de surmonter des difficultés rencontrées par des pairs augmenterait la confiance en leurs capacités. Les discussions de groupe à propos d’interventions réalisées en fonction de contextes spécifiques permettraient à la fois de renforcer leur confiance en certaines de leurs capacités et de s’ouvrir à d’autres possibilités. L’analyse de pratique par observation permet également, en fonction d’une grille d’analyse, de réfléchir sur leurs pratiques et de favoriser le développement du SEPE.
- Guider les stagiaires dans l’évaluation de leurs capacités et de leurs performances, et cela à deux niveaux. Le premier consiste à les aider à prendre conscience des processus émotionnels affectant leur interprétation des situations, surtout si elles sont éprouvantes. En les recentrant sur les compétences qu’ils maîtrisent, par des rétroactions sur leurs réussites précédentes, il devient possible d’attirer leur attention sur leurs forces et d’identifier des moyens permettant de surmonter les difficultés rencontrées. Le deuxième niveau est celui des attributions causales, pour les aider à reconnaître les facteurs qui sont sous leur contrôle, sur lequel ils peuvent agir et être motivés à le faire.
- Développer la résilience par la planification de scénarios d’intervention permettant, à la lumière de stresseurs environnementaux potentiels, de mettre en œuvre les moyens pour les vaincre par le contrôle de leurs émotions, afin d’éviter que celles-ci n’interfèrent dans l’activité de la pensée et le déroulement de l’action. Ces scénarios permettent ainsi de visualiser ce déroulement et d’anticiper sa réussite, qui invite à persévérer.
Un autre moyen d’intervenir plus efficacement sur ces deux facteurs serait également d’améliorer les programmes de formation à l’enseignement. Dans cette perspective, nous abordons une autre question soulevée par ce numéro spécial : Les cours universitaires constituent-ils des référentiels convaincants pour les nouveaux enseignants, leur permettant de vivre harmonieusement leur insertion professionnelle? À l’heure actuelle, il semblerait que des progrès soient encore à réaliser. Nous en identifions deux au regard de nos facteurs :
- Le premier concerne l’adoption d’une approche-programme qui, selon Desjardins et Dezutter, serait demeurée un « concept flou » au chapitre des programmes et des pratiques de formation au Québec. Une telle approche est nécessaire à une intégration accrue des savoirs et des expériences d’apprentissage professionnel.
- Le deuxième changement que nous proposons est l’ajout d’une compétence professionnelle de nature émotionnelle, impliquée dans la régulation des émotions suscitées par les situations professionnelles10. Comme le rappellent les interventions proposées par Gaudreau, les états émotionnels peuvent biaiser l’interprétation des situations et conduire à des réactions inappropriées, à des actions incohérentes ou moins réfléchies ou à des prises de décisions inefficaces. Une telle compétence est sollicitée lors de l’engagement dans les tâches professionnelles, car elle est associée à la motivation et à une expérience positive des situations professionnelles, en plus de contribuer à un développement du SEPE et de l’identité professionnelle.
Certes, il n’est pas certain que les interventions et les changements que nous proposons contribuent à rehausser les compétences professionnelles des nouveaux enseignants. Néanmoins, ils feraient probablement en sorte que ces derniers les « sentent » davantage. Dans un contexte de désengagement professionnel, où le plaisir même d’enseigner serait en train de s’effriter, ne serait-il pas temps pour les formateurs universitaires de s’attarder à cette question : nos enseignants en formation ont-ils l’impression, malgré les difficultés, de s’engager dans le plus beau métier du monde?
Qu’avez-vous pensé de cet article? rejoignez la conversation @EdCanPub #EdCan!
Illustration : iStock
Première publication dans Éducation Canada, mars 2018
1 Létourneau, E. (2014). Démographie et insertion professionnelle : une étude sur le personnel enseignant des commissions scolaires du Québec. Communication présentée lors du colloque de l’ACFAS, La démographie de demain : innovations, intersections et collaborations, Montréal, 14 mai. Repéré à www.ciqss.org/presentation/demographie-et-insertion-professionnelle-une-etude-sur-le-personnel-enseignant-des
2 Kamanzi, P.C., Barroso Da Costa, C. et Ndinga, P. (2017). Désengagement professionnel des enseignants canadiens : de la vocation à la désillusion. Une analyse à partir d’une modélisation par équations structurelles. McGill Journal of Education, 52(1), 115-134.
3 Kamanzi, P. C., Lessard, C., Riopel, M.C., Blais, J. G., Larose, F., Wright, A. et Bourque, J. (2008). Les enseignants et les enseignantes du Canada : contexte, profil et travail. Montréal, Université de Montréal, CRIFPE.
4 Klassen, R.M. et Chiu, M.M. (2011). The Occupational commitment and intention to quit of practicing and pre-service teachers: Influence of self-efficacy, job stress, and teaching context. Contemporary Educational Psychology, 36(2), 114-129.
5 Meyer, J. P. et Herscovitch, L. (2001). Commitment in the workplace: Toward a general model. Human Resource Management Review, 11(3), 299-326.
6 Simbula, S. et Guglielmi, D. (2013). I am engaged, I feel good, and I go the extra-mile: Reciprocal relationships between work engagement and consequences. Journal of Work and Organizational Psychology, 29(3), 117-125.
7 Li, M., Wang, Z., Gao, J. et You, X. (2015). Proactive personality and job satisfaction: The Mediating Effects of self-efficacy and work engagement in teachers. Current Psychology, 36(1), 48-55.
8 Tschannen-Moran, M. et Woolfolk Hoy, A. (2001). Teacher Efficacy: Capturing an elusive construct. Teaching and Teacher Education, 17(7), 783-805.
9 Gaudreau, N. (2013). Soutenir la mise en œuvre de nouvelles pratiques éducatives par l’accompagnement des enseignants et le développement de leur sentiment d’efficacité personnelle. Dans J. Pharand et M. Doucet (dir.), En éducation, quand les émotions s’en mêlent! Enseignement, apprentissage et accompagnement (p.174-197). Québec, QC : Presses de l’Université du Québec.
10 Doudin, P.A., Curchod-Ruedi, D. et Meylan, N. (2013). Développer les compétences métaémotionnelles des enseignants : quelle formation? Dans J. Pharand et M. Doucet (dir.), En éducation, quand les émotions s’en mêlent! Enseignement, apprentissage et accompagnement (p. 97-115). Québec, QC : Presses de l’Université du Québec.