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Diversité, Enseignement, Programmes

L’école citoyenne au défi

L’éducation à la citoyenneté en Suisse

Moi, je n’ai pas droit au repos

Le 20 novembre, c’est la journée des Droits de l’Enfant, journée où les enseignants ont à cœur de mener des activités autour de ce sujet avec leurs élèves. Dans le cadre de l’une de ces activités, une enseignante rapporte les paroles d’une enfant qui vit au Foyer de requérants d’asile proche de l’école. Celle-ci a répondu à un de ses camarades qui disait qu’en Suisse tous les enfants avaient les droits évoqués par la convention: «Moi, je n’ai pas droit au repos»[1].

Que répondre à cette enfant, si ce n’est qu’au vu des conditions de vie qu’elle rencontre au quotidien, elle a raison? Car comment se reposer dans ces foyers où règne l’insécurité, où il ne se passe pas une nuit sans l’intervention de la police, et « dans lesquels des enfants de requérants mal nourris côtoient des droits communs, dans des conditions sanitaires et éducatives déficientes »[2], autant d’écarts à l’application de la déclaration internationale des Droits de l’enfant? Et comment faire éclore une citoyenneté et un regard libre et indépendant sur le monde chez ces enfants et ces jeunes qui bénéficient du droit inconditionnel à la scolarité mais dont les familles sont reléguées dans une zone de non-droit par l’extension des barrières à la migration légale et les restrictions du droit d’asile? Dans sa mission d’intégration et de formation des futurs citoyens, l’école se trouve au cœur d’une contradiction majeure entre protection de l’enfance et traitement de migrants indésirables – mais souvent tolérés – ou de requérants déboutés auprès de qui tout est fait pour les dissuader de rester[3]. Ce décalage entre école et société confronte brutalement les enseignants aux limites de l’accueil et de l’exercice d’une profession pensée dans la continuité. Cela se traduit souvent par un sentiment d’impuissance, renforcé par la tentation du rejet et des stéréotypes négatifs projetés sur les migrants précaires qui font que l’enfant devient lui-même le problème.

Les décalages entre droit et non/droit interrogent le sens d’une éducation à la citoyenneté face aux situations d’irrégularité et d’absence de droits d’un nombre croissant de familles vivant en marge de l’intégration officielle. La perte d’autonomie, la dévalorisation de l’image parentale, voire l’infantilisation des parents devant leurs enfants, compliquent l’apprentissage de la responsabilité sociale, tout comme les interdits et impossibilités qui attendent l’adolescent au seuil de sa majorité compliquent toute accession à des formes de citoyenneté[4]. La volonté de construire la citoyenneté se heurte à des réalités inhérentes à ces statuts de plus en plus fragiles et provisoires, mais elle doit aussi composer avec la précarisation croissante de couches plus larges de la population.

Mais nous on est pauvres, Madame

Lors d’un cours sur le développement durable[5], les élèves calculent leur empreinte écologique. L’enseignante leur propose ensuite un exercice à faire à la maison, pendant les vacances : il s’agit de voir dans quel domaine l’empreinte écologique est la plus élevée puis de tenter, durant un jour, de la réduire, dans ce domaine-ci particulièrement. L’enseignante demande un compte-rendu écrit de l’expérience. Ce petit travail sera noté. Certains choisissent alors de réduire leur consommation d’eau, d’autres essaient de se déplacer à pied plutôt qu’en voiture, d’autres encore décident de ne plus jeter la nourriture, etc. De tous les élèves, S. est la seule à ne pas rendre le travail. L’enseignante lui demande « Pourquoi? » S. répond, de sa chaise au fond de la classe : « Mais nous on est pauvres, Madame ». Que peut faire l’enseignante de cette information? Son premier mouvement est de la prendre au sérieux. Trop au sérieux? Ou pas assez encore? Le terme « pauvreté » lui pose problème par sa violence.

Une telle situation illustre l’émergence de nouveaux facteurs d’hétérogénéité face aux exigences contemporaines de construire une citoyenneté vouée à responsabiliser les acteurs individuels, mais au risque de prescrire des conduites à l’aune du consommateur standard du monde occidental. Comment faire valoir sans prescrire? Comment élargir l’éducation à la citoyenneté de manière à développer un regard critique sur le monde et sur ses inégalités, voire même à un regard critique sur la notion même de « développement durable »[6]? Ces questions incitent à repenser l’enseignement de la citoyenneté tout comme l’éducation interculturelle, afin de mieux intégrer ces nouveaux facteurs d’hétérogénéité qui placent le monde éducatif devant des intrications complexes entre pluralité des langues et cultures, multiplicité de situations liées aux fluctuations des statuts migratoires, et nouvelles pauvretés.

Le dispositif de formation que nous proposons aux futurs enseignants met l’accent sur les situations problématiques plutôt que sur les problèmes que poseraient les écarts dus à l’origine et à la spécificité culturelle des élèves, afin d’éviter les pièges de l’essentialisation et de restituer la complexité des trajectoires et des circonstances vécues[7]. La construction d’une compétence interculturelle peut fortement tirer parti d’une approche psychosociale qui articule étroitement l’analyse de facteurs macrosociaux et celle des dynamiques qui se développent dans le cadre de la classe du fait de l’irruption d’enjeux identitaires amenés par les élèves.

Une autre situation qu’une telle compétence devrait permettre de prévenir concerne la perturbation aigüe que manifeste en classe une élève dont la famille a fui la République Démocratique du Congo pour des raisons politiques[8]. L’enseignante demande une rédaction sur « la famille et les loisirs ». P. ne travaille pas sous prétexte de ne pas avoir compris la consigne. L’enseignante lui explique plusieurs fois et, face à l’incompréhension de l’élève, elle interroge la classe pour savoir si les consignes sont claires; la classe répond par l’affirmative. Suite à cela, P. se lève, renverse son bureau, se fait renvoyer et part en pleurant. Or P. a un frère et une sœur qui sont restés au Congo. Ils n’ont pas réussi à s’enfuir. Le regroupement familial dépend en outre de l’obtention d’un appartement plus grand. L’élève se demande « Pourquoi moi? »; elle se sent coupable vis-à-vis de sa fratrie. Elle aimerait être « comme tout le monde » : avoir une chambre, une famille (ré)unie pour partir en vacances, partager les loisirs…

Le dispositif de formation que nous proposons aux futurs enseignants met l’accent sur les situations problématiques….

En identifiant les difficultés inhérentes à la gestion de telles situations, la formation des enseignants à la pluralité tente de construire les instruments nécessaires pour prévenir de tels incidents et équiper les professionnels à agir de manière à mieux intégrer des élèves présentant des écarts culturels et aux parcours parfois cahotiques. Le monde scolaire d’aujourd’hui requiert la formulation de réponses nouvelles face à un public scolaire instable et diversifié et un contexte d’évolution constante, de plus en plus marqué par l’incertitude et l’imprévisibilité.

Illustration: iStock

Première publication dans Éducation Canada, janvier 2014

 

RECAP – The inclusion of citizenship and sustainable development classes, or education pertaining to “current issues” in curriculums, demonstrates the extent to which the school has become absorbed in public debates, news events, and social issues. Such teaching seeks to stimulate learning experiences in social responsibility and citizen involvement. But our current context of very diverse school populations, disparity in the legal, social and political recognition of people of foreign origin, and the growing vulnerability of larger segments of the population challenges these curricular intentions. The discrepancy between the desire to train future responsible citizens and the reality of an increasing vulnerability that excludes many families is introducing new contradictions between school and society. Are teachers equipped to meet the challenges that are emerging in daily classroom life and that they face when teaching citizenship?


[1] Communication de M. Fridman Wenger, en charge des questions interculturelles au Département de l’Instruction Publique (DIP) du Canton de Genève.

[2] Beer, C. (2013). Ce que cache le Grand Genève, Lausanne, Favre p.67 – Charles Beer, a été chef du DIP du Canton de Genève de 2003 à 2013. 

[3] Sanchez-Mazas, M. (2011). La construction de l’invisibilité. Suppression de l’aide sociale dans le domaine de l’asile, Genève, Editions IES. 

[4] Carbajal, M. & Ljuslin, N. (2012). « Être jeune, privé-e de statut légal et citoyen-ne, est-ce possible? », Tsantsa, no. 17.

[5] Récit d’enseignants en formation.

[6] Riesel, R., & Semprun, J. (2008). Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable, Paris, Editions de l’Encyclopédie des Nuisances.

[7] Sanchez-Mazas, M. & R. Fernandez-Iglesias (2011). « L’interculturel à l’épreuve de l’action. Comment équiper les enseignants face au public scolaire hétérogène? », Alterstice – Revue Internationale de la Recherche Interculturelle, Vol.1(1). http://journal.psy.ulaval.ca/ojs/index.php/ARIRI/article/view/SanchezMazas_Alterstice1%281%29

[8] Récit d’enseignants en formation.

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Andrea Giesch

Andrea Giesch est assistante-doctorante dans le cadre du GRIFE-GE.

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Margarita Sanchez-Mazas

Margarita Sanchez-Mazas est psychologue sociale, professeure à l’Université de Genève (Sciences de l’Education, Groupe Relations Interculturelles et Formation des Enseignants - Genre et Education, GRIFE-GE).

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