Pandémie et résilience langagière en contexte minoritaire francophone
Cet article contient des pronoms inclusifs.
Dans une perspective écologique inspirée de la théorie du développement humain de Bronfenbrenner, la résilience est un processus engagé par des systèmes lorsqu’ils se trouvent en contexte d’adversité (Ungar, 2018). Dans le cadre de cet article, il est question de la résilience d’élèves pendant la pandémie de la COVID-19, et plus particulièrement de la résilience langagière en contexte minoritaire francophone.
Selon le modèle de Ungar (2018), chaque être humain est un système en soi, tout en étant un constituant d’autres systèmes. Ainsi, l’élève est un système en interaction avec d’autres – son école, sa ou ses communautés, sa famille, par exemple. C’est en interaction avec ces systèmes que l’élève se construit, construit son sens du monde et participe à la (re)production des autres systèmes.
La résilience est un processus ayant pour fin le retour du système individuel1 au bienêtre ou encore au mieux-être. La pandémie de la COVID-19 a placé des nations toutes entières en contexte d’adversité sanitaire. Nous avons vu comment elles ont su mobiliser diverses ressources internes (moyens financiers, savoirs, attitudes, capacités) et externes (vaccins, connaissances, alliéEs) au sein d’un réseau de systèmes internationaux.
Dans ce grand branlebas, familles, parents, enfants, élèves, personnel enseignant et directions d’écoles ont pour leur part mobilisé des ressources internes et externes dans un processus de résilience enclenché par la fermeture des établissements scolaires et la création ad hoc d’un espace scolaire virtuel. Nous avons donc été en mesure de confirmer à quel point l’école est non seulement un espace d’apprentissage, mais également un système concomitant des systèmes familiaux et sociaux pour ce qui est de l’encadrement des enfants. Par ailleurs, la place de l’école dans la réduction des inégalités sociales s’est confirmée lors de la plus grande prise en charge de la scolarisation des enfants par les systèmes familiaux. Pensons, d’une part, à la plus faible disponibilité du réseau Internet et d’équipement informatique performants dans les foyers à faible revenu ou situés loin des centres urbains du pays. D’autre part, des familles ayant les ressources internes nécessaires ont créé des « cellules scolaires » et recruté une personne qualifiée en enseignement pour assurer la scolarisation continue de leurs enfants, cela alors que le système scolaire peinait à combler ses besoins en personnel enseignant et que d’autres enfants faisaient un minimum d’heures de classe virtuelle, avec ou sans la supervision ou l’appui d’un adulte à la maison. Cela rappelle la création de groupes de jeux par certains parents afin d’assurer la disponibilité d’un espace de langue française pour leurs enfants d’âge préscolaire en contexte anglodominé, ainsi que la tendance notée par la recherche dans le domaine du choix scolaire : seules certaines familles font un choix actif de l’école de leurs enfants. Ainsi, la mobilisation par un système, ici familial, de ressources internes et externes dépend en grande partie de leurs disponibilités, de leurs accessibilités et de leurs pertinences.
En contexte minoritaire francophone, il importe également de tenir compte de l’accessibilité à la langue française pendant la pandémie, et après. Nous savons déjà que dans les communautés francophones et acadiennes les plus anglodominées, l’école est le seul espace public où la langue française jouit d’un statut officiel plus important que celui de la langue anglaise, bien que cette dernière profite d’un statut social très élevé dans les interactions entre élèves. Cela est le cas par exemple à Halifax (Liboy et Patouma, 2021), à Toronto (Heller, 1994; Heller, 2006) et en Ontario de manière plus générale (Gérin-Lajoie, 2004), au Manitoba (Cormier, 2020) et à Vancouver (Levasseur, 2020). La mise de l’avant du concept de l’école communautaire citoyenne par la FNCSF (Fédération nationale des conseils scolaires francophones) en 2011 et l’identification du rôle sociolinguistique du système d’éducation à titre d’enjeu de taille par l’AEFO (Association des enseignantes et enseignants franco-ontariens) en 2022 confirment la centralité de l’école pour la résilience langagière communautaire en contexte anglodominé. Au sein de l’école, les élèves trouvent des espaces d’interaction sociale propices à une production et reproduction langagière contextualisée. La fermeture des écoles et des centres communautaires place donc les jeunes en contexte d’adversité langagière.
La pandémie a eu des conséquences importantes pour la santé mentale des adolescentEs (Vaillancourt et al., 2021), notamment en raison de l’isolement social qui a réduit de manière significative les contacts entre pairs. Même lorsque les mesures sanitaires ont été assouplies pour permettre la fréquentation en distanciation sociale, les jeunes en contexte minoritaire peuvent avoir rencontré des difficultés à créer des moments de rencontre avec leurs amiEs francophones, disperséEs sur un territoire dépassant les limites de leur quartier. En effet, bien que certaines communautés francophones ou acadiennes historiques occupent un espace géographique bien défini (la population brayonne de la ville d’Edmundston, acadienne de Pubnico ou franco-ontarienne de Hearst, par exemple), elles sont pour la plupart imbriquées dans une municipalité à majorité anglophone, diminuant ainsi les occasions de se voisiner en français. Dans de telles conditions, il devient nécessaire de faire le choix de mobiliser des ressources internes et externes qui peuvent soutenir la résilience langagière en français.
Des données récoltées en Ontario et à l’Île-du-Prince-Édouard en marge de communications à différents groupes du système scolaire, au Nouveau-Brunswick dans le cadre du volet recherche du Réseau canadien des écoles ludiques et d’une thèse de maitrise en Nouvelle-Écosse permettent de constater que la fermeture des écoles pendant la pandémie de la COVID-19 a eu un effet marquant sur la disponibilité et l’accessibilité de ressources externes et internes pertinentes à la résilience langagière de certains jeunes locuteurices de la langue française. Dans nos conversations le personnel enseignant et des parents en Ontario et à l’Île-du-Prince-Édouard ont dit avoir remarqué une diminution des capacités chez certains enfants et de la motivation chez d’autres à parler français au cours de la pandémie. À l’élémentaire, le personnel enseignant de certains milieux a noté qu’un nombre plus important d’élèves qui n’ont pas fait la garderie en raison de la pandémie est entré à l’école avec peu ou aucune connaissance de la langue française. Le personnel enseignant d’une école, rencontré dans le cadre du colloque annuel de l’ACELF, estime que 70 % des élèves ne parlaient pas français à leur arrivée à l’école en septembre 2022.
Au secondaire, là où les élèves passaient de l’anglais au français lorsqu’un membre du personnel enseignant était à proximité dans les couloirs de l’école, après deux ans de bris dans la coprésence, cet automatisme semblait avoir généralement disparu au retour à l’école en présentiel. Par ailleurs, des enseignantEs ont rapporté que certains élèves refusaient tout bonnement de parler français en salle de classe, même avec le personnel. Une étude de maitrise menée auprès de trois jeunes du secondaire en Nouvelle-Écosse nous informe sur les facteurs qui peuvent avoir contribué à de tels changements et en quoi l’école en présentiel agit à titre de système concomitant en appui au processus de résilience langagière des élèves (Sutherland, 2022).
Trois jeunes en fin d’études secondaire dans des écoles dispersées sur le territoire de la Nouvelle-Écosse ont participé à des conversations narratives individuelles en ligne au cours de la deuxième année de la pandémie de la COVID-19. Malgré des profils socio-langagiers distincts, chacunE2 a témoigné de l’importance de l’école pour leur résilience langagière (Sutherland, 2022). Les ressources qu’iels mobilisent au sein de l’école sont l’accès au français scolaire dans les cours de français, la légitimation de la variété locale du français (l’acadjonne) par certains membres du personnel et les activités parascolaires. L’école de langue française met donc à disposition de ces élèves trois espaces dans lesquels circulent différentes ressources langagières (l’interaction en français scolaire, en acadjonne et le parler des jeunes) et normes de communication en français. Bien que l’acadjonne soit disponible pour deux de ces élèves à la maison – la dernière parlait un français plus près de la norme scolaire avec ses parents –, la pandémie a fortement réduit l’accès quotidien de ces jeunes au français scolaire et aux interactions avec leurs pairs en français.
Lors de la fermeture de leurs écoles, les élèves des écoles de langue française ont eu accès à un nombre réduit de cours. Les cours de français ont été maintenus, mais l’accessibilité au français scolaire s’est néanmoins trouvée réduite, la tendance s’étant déplacée vers un enseignement plus magistral que participatif. Les personnes rencontrées par Sutherland ont relevé la pertinence de l’interaction en classe de français en particulier pour leur accès à la langue scolaire. Considérant que cette variété linguistique était, pour deux d’entre iels, illégitime en milieu familial et communautaire, mais nécessaire à leur légitimité à titre de francophones à l’extérieur de ces milieux, l’interaction en français scolaire s’est avérée une ressource nécessaire à la résilience langagière postsecondaire pour ces élèves.
Par ailleurs, les élèves ont témoigné de l’importance d’un espace où le français est de mise, puisque leur propension à utiliser la langue dominante avec leurs pairs a fait qu’en l’absence d’activités parascolaires organisées par l’école, iels se sont tournées vers les médias sociaux pour communiquer avec leurs amiEs. Or, iels utilisent majoritairement, si non uniquement, l’anglais dans l’espace de socialisation numérique. Pour ces personnes, la fermeture de l’école pendant la pandémie s’est traduite en retrait d’espaces d’interaction sociale pertinents à la production et reproduction langagière contextualisée du/des français.
Or, contrairement à un nombre grandissant de jeunes évoluant en contexte minoritaire, celles rencontrées par Sutherland avaient accès à des ressources en langue française dans leurs familles et dans leurs communautés respectives. Iels comptent également parmi les jeunes qui mobilisent les activités parascolaires de l’école comme ressource pour leur résilience en général et pour leur résilience langagière en particulier. En Ontario, des parents de milieux davantage minorisés, mais qui utilisent le français à la maison et mobilisent des ressources de langue française dans leurs interactions avec leurs enfants, ont remarqué pour leur part que leurs enfants ont parlé et fait la lecture plus fréquemment en français. Cela aurait eu pour conséquence une amélioration de leur vocabulaire en langue française et une capacité améliorée à passer d’une situation de communication translangagière (la mobilisation créative par des plurilingues de l’ensemble de leurs ressources linguistiques pour créer du sens et communiquer un message) à une situation unilingue. La fermeture de l’école aurait-elle éloigné leurs enfants d’un espace de socialisation entre jeunes où le français est peu mobilisé (les couloirs de l’école, par exemple) et ainsi contribué à leur résilience langagière en français?
En contexte minoritaire, la société environnante ne peut assurer aux élèves et à leurs familles un accès soutenu aux ressources langagières et linguistiques distribuées par l’école de langue française. De ce fait, le potentiel de cette dernière à titre de ressource externe pour la résilience langagière des élèves est grand. Dans les conditions actuelles, elle ne peut jouer pleinement ce rôle en contexte de pandémie ou d’apprentissage en ligne. Par ailleurs, certaines données anecdotiques suggèrent qu’elle contribue négativement à la résilience langagière de certains élèves. Il y a donc encore beaucoup à apprendre au sujet de l’interaction entre l’école et les autres systèmes de l’écologie langagière des élèves ainsi que sur l’apport de cette interaction sur la résilience langagière à court et à long terme.
Références
Bronfenbrenner, U. (1979). The Ecology of Human Development: Experiments by Nature and Design. Harvard University Press, Cambridge.
Cormier, G. (2020). Perspectives et définitions scolaires de l’identité linguistique en milieu minoritaire : comment les établissements scolaires de langue française répondent-ils aux besoins des élèves du 21e siècle face aux nombreuses transformations sociales, culturelles et démographiques en cours? Éducation et francophonie, 48(1), 53–72. https://doi.org/10.7202/1070100ar
Gérin-Lajoie, D. (2004). La problématique identitaire et l’école de langue française en Ontario. Francophonies d’Amérique, (18), 171–179. doi.org/10.7202/1005360ar
Heller, M. (1994). Crosswords: Language, education, and ethnicity in French Ontario. Mouton de Gruyter.
Heller, M. (2006). Linguistic minorities and modernity: A sociolinguistic ethnography (2e éd.). Continuum.
Levasseur, C. (2020). Être plurilingues et francophones : représentations et positionnements identitaires d’élèves de francisation à Vancouver. Éducation et francophonie, 48(1), 93–121. doi.org/10.7202/1070102ar
Liboy, M.-G., et Patouma, J. (2021). L’école francophone en milieu minoritaire est-elle apte à intégrer les élèves immigrants et refugies récemment arrives au pays? Canadian Ethnic Studies Journal, 53(2), 23-40.
Sutherland, H. (2022). De l’insécurité linguistique à la résilience linguistique : le rôle de l’école de langue française dans la formation de la résilience linguistique des adolescents [thèse de maîtrise, Université d’Ottawa]. RechercheuO. https://ruor.uottawa.ca/handle/10393/43860
Vaillancourt, T., Beauchamp, M., Brown, C., Buffone, P., Comeau, J., Davies, S., igueiredo, M., Finn, C., Hargreaves, A., McDougall, P., McNamara, L., Szatmari, P., Waddell, C., Westheimer, J. et Whitley, J. (2021). Les enfants et les écoles pendant la COVID-19 et au-delà : interactions et connexion en saisissant les opportunités. Société royale du Canada. https://rsc-src.ca/sites/default/files/C%26S%20PB_FR.pdf
Ungar, M. (2018). Systemic resilience: Principles and processes for a science of change in contexts of adversity. Ecology and Society, 23(4). doi.org/10.5751/ES-10385-230434
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Première publication dans Éducation Canada, avril 2023
1 Gauvin -Lepage et Lefebvre (2010) font leurs recherches au niveau de la résilience familiale. Dans ce contexte, les ressources internes appartiennent à la famille et les ressources externes sont situées dans les systèmes qui les entourent.
2 Ces personnes étaient de sexe féminin, mais leur identité de genre n’ayant pas été dévoilée ou discutée lors des conversations narratives, nous privilégions l’écriture neutre avec des accords au féminin lorsqu’il est question d’iels.