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L’apport des musées dans l’enseignement des sciences

Au début de 2013, la ville de Union City, au Tennessee, sera dotée d’un tout nouvel équipement culturel : Le Discovery Park of America. Pourvu d’une enveloppe budgétaire de départ dépassant les 100 millions de dollars, ce grand centre des sciences et de la technologie présentera des expositions sur des thèmes aussi variés et d’actualité que les énergies alternatives, l’histoire naturelle et régionale, les technologies militaires et de l’espace, les Amérindiens et les moyens de transport. Sa mission première n’est pas la préservation — et la présentation — du patrimoine matériel scientifique et technologique, mais bien l’éducation[1]. Doit-on s’en étonner? Les musées américains investissent bon an mal an, la somme considérable de 2,2 milliards de dollars dans leurs programmes éducatifs (de la maternelle à la 12e année). On compte plus de 18 millions d’heures vouées aux programmes jeunesse, au développement professionnel des enseignants et aux visites de muséologues et d’expositions itinérantes dans les écoles. Également, ce sont plus de 90 millions d’écoliers qui franchissent les tourniquets des musées chaque année[2]

Cette très grande importance — voire prépondérance — attribuée à l’éducation muséale a pourtant une histoire relativement courte. Toujours aux États-Unis, on se reporte généralement à un document fondateur publié en 1992 par l’American Association of Museums (AAM) et intitulé Excellence and equity: Education and the public dimension of museums. La première recommandation du rapport est sans équivoque : « S’assurer que les musées placent l’éducation, au sens large du terme, au centre de leurs actions publique et culturelle ». Au Québec, la Société des musées québécois (SMQ) définit depuis déjà longtemps l’institution muséale comme un lieu « d’éducation et de diffusion de l’art, de l’histoire ou des sciences ». Et selon les plus récents statuts du Conseil international des musées (ICOM), un « musée est une institution permanente sans but lucratif au service de la société et de son développement ouverte au public, qui acquiert, conserve, étudie, expose et transmet le patrimoine matériel et immatériel de l’humanité et de son environnement à des fins d’études, d’éducation et de délectation »[3]. Il s’agit d’un virage majeur, celui de l’éducation, lequel, au cours des deux dernières décennies, a radicalement transformé les fonctions et vocation historiques du musée.

Un rapide coup d’œil aux sites internet de quelques grands musées de sciences et de technologie dévoile de riches « zones scolaires » bien définies et encadrées, fournissant moult informations pertinentes développées par des spécialistes de l’éducation et destinées aux enseignants de tous les niveaux pour la préparation des visites au musée et le suivi ultérieur en classe.

Quelques exemples à travers le monde

Un rapide coup d’œil aux sites internet de quelques grands musées de sciences et de technologie dévoile de riches « zones scolaires » bien définies et encadrées, fournissant moult informations pertinentes développées par des spécialistes de l’éducation et destinées aux enseignants de tous les niveaux pour la préparation des visites au musée et le suivi ultérieur en classe.

  • Le Musée des arts et métiers de Paris offre une variété de dossiers préparatoires pour les enseignants, des pistes pour l’enseignement des méthodes et pratiques scientifiques et les sciences de laboratoire, de la formation pour les enseignants, des ateliers pédagogiques et même des visites d’entreprises sur un thème particulier.
  • Le Science Museum de Londres offre une variété de ressources scolaires sur les thèmes de l’environnement, de l’énergie, de la santé, des matériaux et des mathématiques, tous basés sur les programmes de sciences nationaux. De plus, une des forces du musée est son équipe éducative itinérante, qui se déplace dans les écoles. Le musée a aussi confectionné plusieurs trousses éducatives qui peuvent être achetées et utilisées en classe.
  • Le Harvard Museum of Natural History propose 18 cours différents au musée sur le thème de la vie et des sciences de la nature. Une douzaine d’activités dans les salles d’exposition rehaussent les visites. Des vidéos sur la forêt de la Nouvelle-Angleterre et du matériel pédagogique abordant les changements climatiques, basé sur une exposition, permettent de renforcir les programmes nationaux de physique, de chimie et de sciences de la terre.
  • À Ottawa, le Musée des sciences et de la technologie du Canada offre de la formation pour les enseignants, des camps de jour l’été, une gamme importante de programmes scolaires au musée, quelques programmes virtuels gratuits et la possibilité de louer les trousses Edukit pour la réalisation d’activités scientifiques en classe. 

Bien que la majorité de ces activités soient inspirées par les objets des collections, il est intéressant de noter qu’il existe une relation étroite entre l’émergence d’une programmation éducationnelle forte et le déclin du nombre d’objets présentés dans les salles d’exposition. Steven Conn explique dans Do museums still need objects? que l’apport visuel et épistémologique des objets de sciences et autres a perdu considérablement de son importance entre la fin du XIXe et le début du XXIe siècle. Durant cette période, selon l’auteur, « la place des objets dans les musées a été considérablement réduite ». Les visiteurs voient aujourd’hui beaucoup moins d’objets dans les musées que par le passé. En effet, selon Conn, dans « certains musées, les collections tiennent un rôle de second plan par rapport à la mission [éducative et culturelle] de l’institution »[4]. Plus souvent qu’autrement, les objets historiques et patrimoniaux ont été remplacés par de simples boutons-pressoirs et autres gadgets électroniques et virtuels. Est-ce une bonne chose? Ou serait-ce plutôt un crime de lèse-majesté? Avons-nous besoin d’objets dans les musées pour apprendre les sciences? Si tout le monde s’entend pour dire qu’exposer une toile de Klimt est un événement en soi, peut-on en dire autant pour un galvanomètre à miroir?

Objets scientifiques versus beaux objets

Prenons, à titre d’exemple, un objet devenu de consommation courante : le système de positionnement par satellites (ou GPS). Il en existe des douzaines de modèles différents, fabriqués à travers le monde par une panoplie de gros joueurs industriels. Cette petite boîte, quand on y regarde de plus près, renferme bien davantage que des circuits intégrés et un écran tactile. À lui seul, cet objet incorpore un univers culturel, historique, scientifique, militaire, politique, économique et technologique des plus complexes. La représentation schématique ci-dessous n’est qu’une pâle illustration de l’explosion de connaissances et de savoir-faire associés à cet objet de plus en plus commun. On pourrait aisément réaliser le même exercice avec le iPhone, ou également avec un instrument beaucoup plus ancien tel que l’astrolabe. Ce dernier, toutefois, présente une difficulté supplémentaire. Contrairement au iPhone et au GPS, combien de visiteurs de passage au Museum of the History of Science d’Oxford — qui possède une des plus importantes collections d’astrolabes au monde — sont en mesure d’apprécier cet instrument à sa juste valeur?

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Exposés dans les musées, les astrolabes se sont transformés en « beaux objets ». Dans une vitrine hermétique, à l’abri de toute tentation tactile, ils sont devenus des « objets purs », dénués de fonction pratique. Seul le caractère subjectif — artistique — demeure. Maintenant objet de collection, « la prose quotidienne » de l’astrolabe « devient poésie, discours inconscient et triomphal » du bel objet de collection[1]. Et pourtant, pour vraiment saisir le fonctionnement d’un astrolabe, ne faudrait-il pas en manipuler un exemplaire? C’est le corps et l’esprit, ensemble, qui doivent participer à l’apprentissage d’une action créatrice de connaissances. Bernard Deloche a raison de penser qu’il faut faire plus que simplement montrer de « beaux objets » : « Pourquoi montrer le sensible sinon pour l’expérimenter ou, plus exactement, pour préfigurer le réel?»[2]. En revanche, je ne pense pas que l’immersion virtuelle qu’il suggère peut remplacer le poids épistémologique et sensuel de l’objet véritable. Les recherches de Jean Piaget, pour ne nommer que ce pionnier de la psychologie du développement de l’intelligence, ont amplement démontré ce lien étroit entre l’objet réel et l’apprentissage des connaissances chez l’enfant. Ce n’est qu’en reconnaissant l’importance de l’objet et de l’habitude qui lui est associée, qu’il sera possible d’enseigner la science et la technologie dans les musées. Voilà où certains musées, tels ceux nommés ci-haut, font mieux que les centres et autres cités des sciences : l’objet, et les programmes éducatifs qui lui sont associés, demeure au centre de leurs préoccupations quotidiennes.

C’est le corps et l’esprit, ensemble, qui doivent participer à l’apprentissage d’une action créatrice de connaissances.

Pour une pédagogie indépendante et équilibrée

Paul Valéry ne découvrit pas le « délice » qu’il eût souhaité dans cette visite au musée en 1923. Tous les trésors qu’il voit l’accablent et l’étourdissent. En réalité, la « nécessité de les concentrer dans une demeure en exagère l’effet stupéfiant et triste ». Que faire « seuls contre tant d’art »? « Nous devenons superficiels »[3]. La juxtaposition d’un grand nombre de chefs-d’œuvre n’est pas garant d’une « délectation » intellectuelle et émotionnelle. C’est en grande partie pour cette raison que les musées ont éliminé au cours du XXe siècle la surabondance des objets en salle d’exposition (le style cabinet de curiosité) et mis l’accent sur la scénographie, l’éducation et les produits dérivés. S’il ne restait au visiteur d’alors, submergé par un tsunami d’objets, que l’option de « superficialiser » sa visite, qu’advient-il du visiteur d’aujourd’hui inondé par les gadgets électroniques, les écrans virtuels et autres divertissements modernes des musées et centres d’exposition de sciences et de technologie? Est-ce vraiment mieux? Où se trouve l’équilibre? S’il est capital d’exposer les toiles des grands peintres pour saisir l’essence artistique d’une époque, n’est-il pas tout aussi important de présenter des instruments et des machines pour approfondir nos connaissances scientifiques et technologiques d’une période donnée? Peut-on, par exemple, complètement assimiler la pensée de Marx sans visualiser, et surtout expérimenter, les rigueurs mécaniques subies par les masses prolétaires de la Révolution industrielle du XIXe siècle? Les objets scientifiques et technologiques ne sont pas stricto sensu de « beaux objets »; ils sont des objets pratiques qui méritent une approche différente de celle offerte par les musées d’art décoratif.

Au cours des 20 dernières années, les musées sont devenus des acteurs importants de la transmission des connaissances scientifiques. Les musées de sciences et de technologie jouent d’ailleurs un rôle de premier plan à cet égard. Même si ces musées s’appuient encore trop souvent sur l’esthétisme pur des objets, ce sont généralement eux seuls qui, à travers leurs expositions et programmes grand public, abordent des sujets aussi délicats et cruciaux que la génétique, le climat, la médecine et le progrès technologique. Ils se doivent, cependant, d’être prudents, comme en témoigne la récente controverse au Musée des sciences et de la technologie du Canada à Ottawa à propos d’une exposition sur les sables bitumineux[4]. S’ils ne sont pas complètement indépendants, s’ils sont à la merci du plus offrant — et du département de marketing —, c’est un « enseignement programmé et biaisé » au service de l’industrie et des grands capitaux de ce monde qui nous guette. Il faut donc à cet égard demeurer vigilant. Seul un programme éducatif muséal indépendant et fort est en mesure de contrer toute tendance au mercantilisme culturel de notre époque.

RECAP – About twenty years ago, museums took a major step by introducing educational programs and placed them at the centre of their public missions and activities. Science and technology museums followed in their wake. In fact, this has greatly contributed to their success with families and schools. While their contribution to educating people about science and modern technological issues is undeniable, these same museums have been increasingly veering away from the world of objects in order to recreate a virtual world of knowledge. Do tangible objects, both ancient and modern, still have something to teach us? Are scientific instruments and technological machines more than “beautiful objects”? Can the body, as much as the mind, take part in learning knowledge-generating actions? 


[1] Baudrillard, J. (1968). Le Système des objets. Paris : Gallimard, P. p. 122. J’ai réalisé une étude plus approfondie pour un autre type d’objet : le tableau noir d’Einstein. Consulter le texte sur mon blogue : http://jfgauvin2008.wordpress.com/2009/03/09/einsteins-blackboard/

[2] Deloche, B. (2001). Le Musée virtuel. Paris, Presses universitaires de France, p. 152.

[3] Valéry, P. (1923). Le Problème des musées. Citations tirées du site internet suivant : http://classiques.uqac.ca/classiques/Valery_paul/probleme_des_musees/valery_probleme-musees.pdf

[4] Buzzetti, H. « Sables bitumineux — Un musée national a invité les pétrolières à passer leur message », Le Devoir, 20 décembre 2011.

Apprenez-en plus sur

Jean-François Gauvin

Jean-François Gauvin, Ph. D.,  détient un doctorat en histoire des sciences de l’Université Harvard (2008) et il est le récipiendaire d’une bourse postdoctorale de la Fondation Mellon offerte par l’Université McGill (2009-2011). Il travaille dans le domaine de la muséologie scientifique depuis plus de douze ans, à Montréal comme à Harvard, où il est actuellement le Director of Administration / Lecturer de la Collection of Historical Scientific Instruments. http://jfgauvin2008.wordpress.com/

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