L’empathie au cœur d’un enseignement adapté
Dans leur pratique professionnelle, les enseignants risquent d’être confrontés à de nombreuses difficultés quand vient le temps d’adapter leur enseignement aux élèves porteurs de handicaps. En se basant sur son expérience d’enseignant, l’auteur présente sa vision d’empathie face à la difficulté d’inclusion de ces élèves en classe.
« Nul Homme qui aime son pays ne peut l’aider à progresser
s’il ose négliger le moindre de ses compatriotes ».
Gandhi
Les propos de Gandhi, personnage célèbre d’origine indienne, ayant défendu tout au long de sa vie, des valeurs humanistes, mettent explicitement en avant le fait que chacun des « hommes » mérite que l’on s’intéresse à lui. Cette position nous semble avoir un écho particulier dans les corps de métier où « l’humain » est au cœur des préoccupations des professionnels, comme c’est le cas pour les enseignants qui doivent répondre adéquatement aux besoins individuels des élèves, notamment ceux touchés par un ou plusieurs handicap(s).
Dans leur pratique professionnelle, les enseignants risquent d’être confrontés à de nombreuses difficultés quand vient le temps d’adapter leur enseignement aux élèves porteurs de handicap(s), ce qui peut faire obstacle à l’efficacité de leur mission. Dans ce cadre-là, les enseignants sont susceptibles de se poser certaines questions :
- En quoi la spécificité du ou des handicap(s) des élèves modifie-t-elle la préparation de la leçon de l’enseignant et son intervention face à ce public?
- Comment agir auprès des élèves porteurs de handicap(s) pour faire en sorte que l’intervention de l’enseignant puisse réellement servir leurs apprentissages et leur intégration dans le groupe?
Ma position face à la difficulté d’inclusion des élèves porteurs de handicap(s) au sein d’une classe est que l’enseignant doit faire preuve « d’empathie » avec eux en adoptant une vision de l’intérieur, laissant entrevoir une réelle volonté de s’intéresser aux élèves et de les prendre en compte dans leur intégralité.
Toutefois, précisons ce que j’entends par vision de l’intérieur. Pour l’enseignant, celle-ci consisterait à « essayer » de se mettre dans la même situation que l’élève pour mieux comprendre son fonctionnement, ses difficultés, ses freins, ses points d’appui, ses limites, tout cela dans le but de réguler sa pratique. C’est comme si l’enseignant « entrait » dans la sphère privée de l’élève, d’une certaine manière dans son intimité, contrairement à une vision de l’extérieur où l’enseignant réagirait à ce qu’il perçoit de l’élève avec une certaine distance sur la situation. La vision de l’intérieur s’appuie sur des ressentis et laisse place à une certaine subjectivité, alors qu’avec la vision extérieure qui est davantage objective, l’enseignant relève des informations plus facilement identifiables.
Cependant, je crois qu’un regard plus objectif sur la prestation de l’élève ne garantit en rien une intervention adaptée et pertinente de l’enseignant auprès de celui-ci. Au contraire, j’émets l’hypothèse qu’en adoptant une vision de l’intérieur, l’enseignant est beaucoup plus près de l’élève, accédant ainsi à des informations qui lui permettent de comprendre davantage ses besoins et donc de les prendre en compte pour y répondre. Je pense qu’en ayant une vision de l’intérieur, l’enseignant peut alors faire preuve d’empathie, ce qui lui permettra de palier plus facilement les besoins individuels de l’élève porteur de handicap(s). Toutefois, comment les enseignants s’y prennent-ils pour faire preuve d’empathie? En quoi consiste plus exactement le fait de faire preuve d’empathie?
Si « fonctionner à l’empathie » peut sembler facile à comprendre, il est en revanche plus difficile de l’appréhender avec exactitude, de dire en quoi consiste réellement cette approche de l’humain. Dans son système éducatif, le Danemark est le seul pays au monde où les élèves, à raison d’une heure par semaine, bénéficient de leçon d’empathie, et ce, depuis la loi sur l’éducation de 19931. Concrètement, lors des leçons d’empathie, « les élèves sont invités à communiquer, écouter et échanger entre eux. À titre d’exemples, trouver une solution commune à un problème ou alors partager un gâteau qu’ils ont fait ensemble2. » En France, au sein de l’école primaire Henri Wallon dans la commune de Trappes, on s’appuie sur une approche humaniste où la bienveillance et l’empathie3 sont des points d’ancrage importants aux fondements de l’enseignement dispensé. Si l’empathie est définie comme la « faculté intuitive de se mettre à la place d’autrui, de percevoir ce qu’il ressent4 », ces deux exemples démontrent qu’il n’y a pas véritablement de démarche spécifique proposée aux élèves pour apprendre à percevoir ce que les autres peuvent ressentir.
Je propose donc une démarche qui viserait à aider les enseignants à faire preuve d’empathie avec leurs élèves porteurs de handicap(s), afin d’être en mesure de répondre le mieux possible à leurs besoins. C’est en quelque sorte une proposition visant à « didactiser » la notion d’empathie. Cette « didactisation » de l’empathie peut être envisagée en trois étapes.
- Dans un premier temps, l’enseignant tente de s’imaginer dans la situation dans laquelle il place son élève. Cela revient pour l’enseignant à se poser les questions suivantes.
- Quels impacts aurait cette situation sur moi?
- Comment me sentirais-je si j’étais dans cette situation avec le même handicap que celui dont est atteint l’élève?
- Une fois que l’enseignant a fait « l’état des lieux » de ce qui peut être ressenti par l’élève dans cette situation, il émet dans un second temps diverses hypothèses. Après cette analyse, il fait ensuite le choix de l’hypothèse qui lui paraît la plus pertinente et sur laquelle il va prendre appui pour transmettre ses conseils. Ici, c’est en faisant la démarche de bien comprendre le fonctionnement de l’élève dans une pareille situation que l’enseignant fait preuve d’empathie.
- Enfin, dans un troisième et dernier temps, il s’agit pour l’enseignant d’intervenir auprès de l’élève pour lui permettre de progresser. Nous intégrons cette troisième étape à la démarche qui vise à faire véritablement preuve d’empathie parce que nous pensons que l’intervention de l’enseignant serait différente en fonction de l’hypothèse retenue. Si par exemple, l’élève a peur d’être en échec, alors il nous semble que l’intervention devrait être teintée de positif et d’encouragements. L’élève devra percevoir le soutien de l’enseignant, être rassuré dans cette situation. L’attitude de l’enseignant est donc directement liée à l’hypothèse qu’il a formulée à la base.
Afin d’illustrer mes propos, prenons un exemple pour un élève atteint de cécité, dans le cadre d’une activité physique qu’est l’acrosport. Cette activité consiste à réaliser des pyramides par groupe de deux élèves ou plus. Plus précisément, pour démontrer en quoi le fait de faire preuve d’empathie peut aider les enseignants à répondre aux besoins des élèves en situation de handicap, choisissons comme pyramide un « duo en compensation de masse » où les élèves sont l’un en face de l’autre. Ils se tiennent par les bras, juste en dessous des épaules et, sans bouger les pieds (qui sont face à face) à quelques centimètres les uns des autres, font glisser leurs mains jusqu’à qu’ils se tiennent par les avant-bras. La pyramide une fois terminée ressemble à un « A » à l’envers.
Pour reprendre les différentes étapes que l’on a expliquées précédemment, l’enseignant essaie tout d’abord de s’imaginer réaliser cette pyramide. Dans cette perspective, il essaie de ressentir les sensations qu’il serait susceptible d’éprouver si lui-même était atteint de cécité. Ce ressenti est présenté sous forme d’appréhensions telles :
- La gêne du contact physique avec une personne que l’on ne voit pas et avec qui il peut être plus difficile de communiquer pour faire « ensemble »;
- La peur du déséquilibre arrière amplifiée par le fait qu’il ne soit pas possible de se rattacher à des repères visuels pendant la création de la pyramide;
- La peur de lâcher son partenaire au moment de la descente.
Ensuite, il s’agit d’observer la prestation de l’élève et déterminer des hypothèses explicatives de ce comportement. L’enseignant observe par exemple que l’élève, dans cette situation de création d’une pyramide, éprouve des difficultés à aller vers l’arrière. Lorsque son partenaire fait glisser ses mains pour construire la pyramide, l’élève atteint de cécité va timidement les faire glisser, lâchant finalement de peu son partenaire. Il se crée alors inéluctablement un décalage entre les deux acrobates. Après avoir analysé la situation avec une vision de l’intérieur, nous pourrions émettre différentes hypothèses telles que :
- L’élève n’a pas suffisamment de prise sur son partenaire;
- Il a du mal à accepter le déséquilibre arrière;
- Enfin, hypothèse principale, l’élève a peur de la chute arrière.
L’hypothèse retenue étant d’ordre affectif, le conseil à donner à l’élève devrait être de nature à le rassurer. Par exemple, l’enseignant pourrait demander à un autre élève de se placer derrière lui et de mettre ses mains dans son dos afin de diminuer sa peur d’aller vers l’arrière : l’élève atteint de cécité sentirait ainsi un contact physique qui le rassurerait quant à une éventuelle chute arrière, dans le cas où il lâcherait son partenaire; l’enseignant lui dirait alors ceci : « Descends doucement tes mains en ressentant en permanence celle de ton partenaire. »
C’est donc en adoptant une nécessaire vision de l’intérieur avec un regard humaniste sur la personne que l’enseignant saura répondre au besoin affectif de l’élève atteint de cécité ou de tout autre handicap, dans le dessein qu’il progresse et qu’il soit intégré dans le groupe dans lequel il se trouve. Cette approche prenant en compte les ressentis des élèves et valorisant « l’humain » supplante l’intervention didactique reposant sur le savoir. Cela nous apparaît essentiel lorsque nous sommes chargés de nous occuper d’autres personnes, notamment les plus vulnérables. Il semble illogique et incohérent de ne pas s’interroger sur la personne qu’est l’élève pour essayer de « l’élever au-dessus de sa condition pour qu’il voie l’horizon », précise Guillot5. C’est particulièrement le cas pour les personnes porteuses de handicap(s) nécessitant une plus grande attention eu égard à leurs difficultés. Toutefois, cette prise en compte des besoins des personnes par le biais d’une démarche empathique, peut aussi être envisagée pour les personnes n’étant pas touchées par un handicap. Et si cette approche humaniste est valable pour les enseignants, elle pourrait l’être aussi pour les infirmiers, les travailleurs sociaux, les éducateurs à l’enfance, les éducateurs spécialisés… Bref, tous les corps de métier où l’humain est en jeu et est l’enjeu.
Je terminerai avec une autre pensée de Gandhi, ou plutôt une question qu’il soulève, lorsqu’il nous interpelle sur les manières de faire grandir nos pairs, en disant : « La véritable éducation consiste à tirer le meilleur de soi-même. Quel meilleur livre peut-il exister que le livre de l’humanité? »
Photos : Gracieuseté de Julien Contu
Première publication dans Éducation Canada, septembre 2019
Notes
1Folketingstidende 1992-93 – L 270 : Proposition de loi sur la Folkeskole. Loi n ° 509 du 30 juin 1993.
2 https://positivr.fr/danemark-ecole-cours-empathie-enfant/
3 Ecole primaire Henri Wallon à Trappes https://www.youtube.com/watch?v=dLTsXJTBOqU
4 Dictionnaire Larousse https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/empathie/28880
5 Guillot, G. (2000). Quelles valeurs pour l’école du XXIe siècle ?. Editions L’Harmattan.