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Diversité, Enseignement

Sommes-nous tous des experts?

Le plus souvent sur le terrain, nos équipes sont sollicitées par les responsables politiques de pays d’Afrique Subsaharienne pour les appuyer dans leurs démarches d’adaptation de leur système éducatif aux besoins actuels de leur société en matière d’éducation et de formation. Le plus souvent également, leurs réformes curriculaires s’inscrivent dans des courants mondiaux, véhiculant des approches et des concepts innovants, parfois séduisants. Régulièrement enfin, ces professeurs–chercheurs de notre Chaire UNESCO interviennent à des moments particuliers, parfois douloureux, que vivent les populations de ces pays : crise alimentaire, période postconflit, guerre, catastrophe naturelle, etc.

Dans ces contextes de précarité des populations, les remises en cause des systèmes éducatifs sont virulentes. En 2005, une de nos équipes accompagnait le Ministère nigérien de l’éducation de base dans son processus de réforme curriculaire. À la même époque, la population était confrontée à une grave crise alimentaire. L’introduction d’une approche par compétences dans ce contexte de fragilité de toute une population semblait dérisoire. Au cours de focus groupes organisés avec l’ensemble des partenaires de l’éducation dans les différentes régions du pays, nos chercheurs se sont rendu compte que non seulement l’école était contestée par la population, mais qu’elle était également rendue responsable des difficultés que rencontraient les familles à s’alimenter. Pour bon nombre de familles de ce pays, un enfant qui se rend à l’école perd les savoir-faire traditionnels qui leur permettent de s’assurer le minimum dont elles ont besoin pour survivre dans cet environnement hostile du Sahel. L’enfant revenant de l’école ne maîtrise plus les compétences vitales pour assurer le minimum d’alimentation nécessaire à la survie de chacun : cultiver sa terre, soigner le bétail, conserver une récolte, creuser un puits, fabriquer des outils, etc. : « Un enfant qui se rend à l’école, est un enfant perdu pour le village! »

Qu’il s’agisse de l’éducation de base ou de l’enseignement supérieur, les défis sont semblables : comment positionner un système éducatif sur des modèles qui répondent aux exigences de standards internationaux tout en respectant les réalités contextuelles de la région? Cette question est récurrente dans nos projets d’appui aux systèmes éducatifs. 

Pourtant les écoles de ces villages méritent autre chose que d’être la cible des frustrations d’une population souffrant d’un mal dont elles ne peuvent assumer la responsabilité. Paradoxalement aussi, ces mêmes familles qui accusent l’école des maux dont elles souffrent, sont également celles qui y envoient leurs enfants, dans l’espoir que par sa formation, il pourra, un jour, s’assurer d’une meilleure condition de vie. Les réformes curriculaires sont prises dans ces tensions souvent extrêmes, entre un rejet de l’école et des formations qui y sont offertes et les aspirations de pouvoir offrir un meilleur avenir aux   enfants par la formation dans cette même école pourtant tant décriée.

Les remises en cause des écoles, voire de tout un système éducatif, dépassent ce premier rejet évoqué. Les systèmes éducatifs des pays d’Afrique subsaharienne sont calqués sur des modèles occidentaux, souvent ceux de l’ancienne métropole coloniale. Les programmes éducatifs ou les manuels scolaires intègrent peu les cultures locales. Ils sont décontextualisés et très éloignés des situations de vie quotidiennes des jeunes africains. Cet écart entre ces modèles de systèmes éducatifs importés et la réalité culturelle, sociale et économique de ces pays ne concernent pas que l’éducation de base. Par exemple, l’ensemble des universités des pays de la zone de l’Union économique et monétaire de l’Afrique de l’Ouest a adopté le système européen d’harmonisation de l’enseignement supérieur en « licence, maîtrise et doctorat ». Dans le cadre d’un autre projet, une de nos équipes accompagne quatre pays de cette région dans le cheminement de leurs universités vers cette harmonisation de ses parcours de formation au système européen. Mais dans quelle mesure cette approche répond-elle réellement aux besoins des universités africaines?

Qu’il s’agisse de l’éducation de base ou de l’enseignement supérieur, les défis sont semblables : comment positionner un système éducatif sur des modèles qui répondent aux exigences de standards internationaux tout en respectant les réalités contextuelles de la région? Cette question est récurrente dans nos projets d’appui aux systèmes éducatifs.

Notre principal défi se situe à ce niveau : rendre nos partenaires suffisamment autonomes afin qu’ils puissent bâtir leur propre système éducatif, réellement adapté au contexte qui est le leur tout en intégrant les standards internationaux.  

Il ne s’agit pas d’exporter un modèle nord–américain, québécois ou autre, dans ces pays. Il apparaît plus important d’appuyer les partenaires de l’éducation de ces régions du monde dans un réel processus de construction, voire de co-construction, de systèmes éducatifs respectant leur identité tout en s’assurant que les populations puissent acquérir les compétences de base en référence aux standards internationaux. Le défi de nos projets d’appui à ces systèmes éducatifs se situe essentiellement à ce niveau : la nécessité de bâtir avec nos partenaires locaux l’articulation entre des standards internationaux et des dimensions endogènes, caractérisant strictement la région et ses besoins spécifiques en matière d’éducation et de formation. Mais là ne se situe pas notre unique contrainte. 

Notre expertise ne peut se réduire à un transfert unidirectionnel de compétences vers d’autres régions du monde. Plus modestement, nous ne pouvons être que des vecteurs facilitant des innovations qui rendent les systèmes éducatifs attentifs aux besoins de leurs propres populations et capables d’y apporter des réponses pertinentes de façon de plus en plus autonome. Le seul expert qui nous intéresse est celui qui est rapidement inutile là où il intervient, car il a pu assurer l’autonomie de ses partenaires. Notre principal défi se situe à ce niveau : rendre nos partenaires suffisamment autonomes afin qu’ils puissent bâtir leur propre système éducatif, réellement adapté au contexte qui est le leur tout en intégrant les standards internationaux.  

RECAP – In this article, Philippe Jonnaert, holder of the UNESCO Chair in Curriculum Development, describes a process for supporting a ministry of education in Africa as part of a strategy to optimize its education system. Most often on site, his teams are asked by political authorities from countries in sub-Saharan Africa to support them in their work of adapting their education systems to their societies’ current education and training needs. Most often as well, their curriculum reforms are part of world trends reflecting innovative and sometimes compelling approaches and concepts. The professors – UNESCO Chair researchers – regularly intervene when these countries’ populations are going through specific and sometimes painful times (food crises, post-conflict periods, wars, natural catastrophes, etc.). Their main challenge then is to make their partners self-sufficient enough to be able to build their education systems genuinely adapted to their own contexts, while integrating international standards.

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Philippe Jonnaert

Philippe Jonnaert, Ph. D., est professeur titulaire au Département de mathématiques à l'Université du Québec à Montréal. Il est titulaire de la Chaire UNESCO en Développement curriculaire et membre de la Commission canadienne de l'UNESCO. Il est consulté par les grands organismes internationaux à propos de systèmes éducatifs dans les pays post - conflit. Auteur de nombreuses publications, il est traduit dans plusieurs langues. 

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