Des bouteilles en plastique sont éparpillées sur une plage.

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Durabilité, Pratiques prometteuses, Recherche

La pensée design

Des solutions durables construites par les élèves

Des déchets destructeurs réinventés en beauté

Dans son petit village de Bades, près de la Méditerranée, Fatima sait que les plastiques rejetés sur la plage finissent parfois dans l’estomac des poulets qu’elle apprête pour sa famille. L’enseignante du projet « Ressacs sans plastiques » (Rahmani, Pruneau et coll., soumis) lui a aussi appris que plusieurs animaux marins ingurgitent ces plastiques et en deviennent malades. Ainsi, Fatima, membre d’une coopérative artisanale locale, cherche et cherche des solutions à ce problème. Le défi est grand car sa coopérative a décidé de créer des produits faits de plastiques usagés qui, en plus, seraient commercialisables. Fatima a pensé à rembourrer des jouets avec des retailles de plastique. Elle publie son premier prototype d’oiseau-jouet sur le groupe Facebook du projet « Ressacs » pour obtenir une rapide évaluation du produit. Pour fabriquer son prototype, Fatima s’est inspirée d’une de ses amies qui avait rembourré des bijoux en tissu avec des sacs plastiques.

Une photo d’un bijou en tissu. Une photo d’un bijou en tissu. Une photo de sacs réutilisables.

D’autres femmes ont fabriqué des sacs réutilisables pour emballer les produits de la coopérative. Des assiettes en plastique recouvertes de tissu et de broderies ont aussi été proposées comme solutions. Enfin, à plusieurs reprises, la coopérative a soulagé la plage des déchets plastiques provenant du village, de la rivière et des courants marins. La résolution du problème des plastiques, toujours en opération à Bades, sera terminée quand les prototypes de remplacement et de réutilisation des plastiques auront été évalués et améliorés pour répondre au défi posé par les Femmes Bades : Comment pourrait-on diminuer les plastiques sur notre plage tout en inventant de nouveaux produits commercialisables?

La pensée design : porteuse de compétences globales?

La démarche de résolution de problèmes, vécue dans le projet « Ressacs sans plastiques » avec de jeunes artisanes, se nomme la pensée design. Cette démarche, proposée en 2006 par IDEO, une firme d’innovation en Californie, est une façon créative et collaborative de travailler durant laquelle les solutions sont nombreuses, l’expérimentation arrive rapidement et les besoins des usagers sont pris en compte. Initialement employée pour créer des produits commerciaux, la pensée design est aujourd’hui mise à profit par des organisations (IDEO.org et d.school, aux États-Unis) et à l’école (Design for Change, en Inde), pour inventer des solutions qui améliorent la qualité de vie et l’environnement. Appliquée en sciences, en sciences humaines ou en éducation à l’environnement, la pensée design offre des occasions d’analyser des problèmes locaux et de leur trouver des solutions qui s’arriment avec les objectifs du développement durable (UNESCO, 1995) : créer des communautés durables (objectif 11), combattre le changement climatique (objectif 13), protéger les écosystèmes terrestres (objectif 15), etc. De plus, grâce à la pertinence et à la richesse de son processus, la pensée design appuie l’acquisition de plusieurs compétences globales : pensée critique, résolution de problèmes, innovation, créativité, etc.

À titre d’exemple, de jeunes élèves affiliés à l’organisation Design for Change, ont inventé, à partir de matériaux recyclés, des avions téléguidés qui transportent et laissent tomber des graines pour reverdir les terrains voisins de leur école. D’autres élèves, aussi inspirés par Design for Change, ont installé une rampe d’accès pour permettre aux élèves vivant avec un handicap d’accéder à l’autobus scolaire au lieu de faire appel aux transports adaptés, afin que ces derniers puissent participer aux sorties éducatives. Ils ont aussi aidé les élèves marginalisés à se faire des amis dans l’autobus. La philosophie de Design for Change est soutenue par le concept de « Je peux le faire! ».

Comment arriver à la pensée design?

La pensée design chemine selon des étapes déterminées mais non linéaires où s’entrecroisent des actions de va-et-vient (itération), avec l’ultime intention d’apporter un changement transformateur. Les étapes que nous présentons ici (voir figure 1) sont inspirées principalement de Brown (2009) et de Scheer, Noweski et coll. 2012).

Figure 1 : Les étapes de la pensée design. Une figure avec les mots « Observation-inspiration », « Définition-synthèse », « Idéation », « Prototypage », « Essais » et « Communication » en boîtes avec des flèches à deux directions entre les boîtes. Démarche inspirée de Brown (2009) et de Scheer, Noweski & Meinel (2012)

  1. Observation-inspiration : Mener une enquête ethnographique pour comprendre avec empathie les personnes concernées par le problème (les usagers) et la situation. Suivre les usagers dans leur vie quotidienne pour saisir leurs aspirations et leurs besoins non satisfaits (pain points).
  2. Définition-synthèse : Définir le problème à plusieurs reprises. Chercher de l’information et diverses perspectives sur le problème. L’information est synthétisée pour poser le défi conceptuel en quelques énoncés, souvent à l’aide de représentations visuelles. La visualisation des concepts oriente le groupe de solutionneurs vers un but commun (le défi conceptuel) et favorise l’alignement sur cet objectif.
  3. Idéation : Formuler de nombreuses idées et en choisir un certain nombre.
  4. Prototypage : Construire rapidement des prototypes illustrant les idées choisies dans le but de partager ces idées avec d’autres et d’évaluer leur potentiel.
  5. Essais : Évaluer les prototypes recueillant les opinions des usagers et des experts. Peaufiner les prototypes gagnants.
  6. Communication : Faire connaître le produit.

Une approche centrée sur les besoins humains

La pensée design est une approche itérative, centrée sur les besoins des usagers, tout en étant concrète et flexible quant aux essais et erreurs. L’approche mise sur l’empathie et l’optimisme des utilisateurs. Divergent puis convergent, le processus est centré sur les besoins humains. La pensée design n’est pas linéaire puisque l’attention des solutionneurs circule entre l’espace-problème et l’espace-solution, alors que l’empathie pour les besoins des usagers s’accroit et que la solution gagnante se raffine. Comparativement à une approche d’investigation scientifique traditionnelle, la pensée design s’intéresse tant au problème qu’aux solutions. Dans l’espace-problème, on accorde une grande importance à la définition du problème selon le vécu et la situation des usagers. L’équipe des solutionneurs investit beaucoup de temps à observer la situation-problème et les comportements des usagers in situ. L’approfondissement et la construction des connaissances au sujet du problème sont essentiels à l’efficacité du processus. Dans l’espace-solution, les solutionneurs cherchent une multitude de pistes possibles en élaborant des plans et en façonnant des prototypes. Les prototypes, réalisés rapidement, sans chercher la perfection, agissent comme des « terrains de jeux » pour discuter et apprendre à propos de certaines solutions. Ainsi, le problème et les solutions co-évoluent en constante interaction.

Apprendre sur le développement et la durabilité en classe

La pensée design a été récemment présentée comme une démarche pédagogique motivante et efficace pour résoudre des problèmes locaux avec les élèves du primaire et du secondaire. En réponse à des défis écologiques locaux réels, les élèves profitant de cette démarche pourraient être invités à inventer ou à planifier :

  • des abris pour la petite faune (lièvres, gélinottes huppées, amphibiens, huîtres, poissons…) conçus en fonction de leurs besoins alimentaires et de leur protection;
  • de savoureux menus de repas sans viande;
  • des outils de récupération de l’eau de pluie;
  • des bains d’oiseaux;
  • des hôtels pour les insectes utiles : coccinelles, osmies (guêpes solitaires);
  • des mesures d’adaptation aux changements climatiques : inondations, sécheresses, érosion, fortes pluies…;
  • des mini-réserves pour favoriser la biodiversité en milieu urbain;
  • des jouets qui incitent leurs amis à jouer dehors;
  • des façons de transmettre leur affection à leurs proches tout en conservant la distanciation sociale préconisée avec la COVID-19;
  • Des techniques de verdissement des bandes riveraines, etc. (Pruneau et Coll., 2019).

En mettant à profit la pensée design, les enseignants participeraient, avec leurs élèves, à la poursuite des Objectifs du Développement Durable (ODD), tels que définis par les Nations Unies en 2015. Ces objectifs comprennent 17 domaines d’action visant, par exemple, à maintenir la vie (humaine et non humaine), à mettre fin à la pauvreté et à atteindre la justice sociale. Dans le cas de l’exemple du projet « Ressacs sans plastiques », présenté en introduction, le travail des artisanes s’est concentré principalement sur l’Objectif 14 : Conserver et exploiter de manière durable les océans, les mers et les ressources marines. Dans les exemples de problèmes à résoudre proposés ci-haut pour les élèves du primaire et du secondaire, les ODD touchés seraient, entre autres, les objectifs 2 (santé), 6 (qualité de l’eau), 11 (villes résilientes et saines), 12 (comportements soucieux de l’environnement), 13 (changements climatiques) et 15 (écosystèmes terrestres).

La nature du développement durable, sa signification et les actions assurant sa réalisation commencent à émerger. Parmi les initiatives émergentes de durabilité, notons l’alimentation lente (Petrini, 2006), le design de conservation (Arendt, 2010), le Smart Growth (Duany et coll., 2010), les villes écologiques (Register, 2016) et la restauration de la biodiversité (El Jai et Pruneau, 2015). Les praticiens de l’alimentation lente prennent le temps de partager une nourriture locale « propre », avec des personnes de leur communauté. En design de conservation, les planificateurs urbains, en développant un nouveau quartier, répertorient initialement sur le site les trésors naturels et culturels, puis concentrent les bâtiments à l’extérieur des lieux abritant ces trésors. Les tenants du Smart Growth et des villes écologiques emploient diverses techniques pour réutiliser l’eau de pluie, ralentir le trafic automobile, densifier les zones habitées ou favoriser l’accès universel à des parcs. Les mesures de restauration de la biodiversité sont quant à elles variées : passages fauniques, murs végétaux, toits verts, haies de biodiversité, écogites pour insectes, batraciens et petits mammifères. À travers ces initiatives de durabilité, les systèmes, les structures et les pratiques sont modifiés par rapport au passé, dans le but ultime de régénérer les systèmes naturels qui assurent la vie des humains et des autres êtres vivants.

La pensée design permet aux élèves de contribuer à ce mouvement vers la durabilité, avec leurs idées personnelles, en collaboration avec leur classe. La nature complexe des problèmes à résoudre en environnement s’accorde bien avec la pensée design. Cette démarche d’investigation se solde par des solutions plus adéquates, car elle invite les élèves à définir des problèmes complexes sous divers angles (sociaux, scientifiques et environnementaux), leur permettant d’élargir l’espace-problème avant de chercher des solutions. Selon nos essais sur le terrain, la pensée design détient le pouvoir de favoriser le travail collaboratif des élèves, tout en développant leur intérêt pour la problématique étudiée et en renforçant leurs compétences de haut niveau : créativité, empathie, pensée critique et résolution de problèmes (Pruneau et coll. 2019). Le processus itératif de la pensée design convie les apprenants à s’interroger, à chercher de l’information, à collaborer avec leurs pairs et avec la communauté, à proposer des idées concrètes, à tester et modéliser des solutions, tout en tenant compte des besoins des usagers. C’est à travers ce processus dynamique que se développent leurs compétences de durabilité.

En outre, si les solutions découlant de la pensée design se concrétisent, les apprenants développent une confiance en leurs capacités d’action. D’autres bénéfices en éducation, surtout pour le travail d’équipe, ont été mentionnés par des organisations spécialisées dans ce domaine : des discussions enrichies par la participation d’une diversité de solutionneurs, une communication améliorée, une compréhension partagée du vocabulaire utilisé et une plus grande cohésion (Pruneau et coll., 2019).

Photo de bannière : Adobe Stock

Photos fournies par le groupe d’auteurs

Première publication dans Éducation Canada, mars 2021

Lisez les autres articles de ce numéro

 

Arendt, R. (2010). Envisioning better communities. Seeing more options, making wiser choices. New York : Routledge.

Brown, T. (2009). Change by design: How design thinking transforms organizations and inspires innovation. New York : Harper Collins.

Duany, A. Speck, J. et Lydon, M. (2010). The Smart Growth manual. New York : Mc-Graw-Hill.

El Jai, B. et Pruneau, D. (2015). Favoriser la restauration de la biodiversité en milieu urbain : les facteurs de réussite dans le cadre de quatre projets de restauration. VertigO, 15(3).

Petrini, C. (2006). Slow Food, manifeste pour le goût et la biodiversité. Paris : Yves Michel.

Pruneau, D. (Dir.). (2019). La pensée design pour le développement durable. Applications de la démarche en milieux scolaire, académique et communautaire. Moncton, NB : Université de Moncton, Groupe Littoral et vie. Disponible gratuitement en ligne, en français et en anglais : https://competi.ca/ et : https://lel.crires.ulaval.ca/categorie/guidesoutils-pedagogiques.

Rahmani, Z., Pruneau, D. et Khattabi, A. (soumis). La pensée design et Facebook comme outils pédagogiques pour accompagner des femmes dans la résolution d’un problème de pollution plastique au Maroc. VertigO.

Register, R. (2016). World rescue: An economics built on what we build. Oakland, California : Ecocity Builders.

Scheer, A., Noweski, C. et Meinel, C. (2012). Transforming constructivist learning into action: Design thinking in education. Design and Technology Education: An International Journal, 17(3).

 


1 Abdellatif Khattabi, Zakia Rahmani, Michel Léger, Boutaina El Jai, Liliane Dionne, Vincent Richard, Viktor Freiman, Natacha Louis, Anne-Marie Laroche et Maroua Mahjoub

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Diane Pruneau

Professeure, Université de Moncton

Diane Pruneau est professeure titulaire, associée la Faculté des sciences de l’éducation de l’Université de Moncton. Ses programmes de recherche ont porté sur l’éducation aux villes durables, l’éducation aux changements climatiques et sur le développement de compétences de durabilité.

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