Équité et imputabilité en éducation : pertinence et défis des indicateurs ethniques
Introduction
La pertinence de colliger des indicateurs basés sur divers marqueurs de l’ethnicité, tels la langue maternelle ou parlée à la maison, le pays de naissance, l’origine ethnique, la religion ou même la « race », fait l’objet de nombreuses controverses et ce, autant dans les pays qui s’adonnent depuis longtemps à de telles pratiques, comme le Canada ou les États-Unis, que dans les sociétés qui ont jusqu’ici résisté à de telles approches, comme la France ou la Belgique francophone[1]. Dans ce débat, il n’apparaît pas souhaitable de se positionner catégoriquement dans le camp des partisans ou des opposants. Il est plus intéressant de tenter de cerner les conditions à mettre en place afin que l’impact positif de données plus précises et plus fiables sur la réussite des jeunes de diverses minorités soit maximisé, tout en contrant, dans la mesure du possible, certains des effets pervers potentiels.
Le rôle des indicateurs ethniques dans un contexte en mutation
Un peu partout dans le monde, les systèmes scolaires connaissent d’importants changements qui touchent à leur mission ainsi qu’aux liens traditionnels qu’ils entretenaient avec divers partenaires. Dans les années 1960, l’objectif principal était d’assurer une égalité d’accès à tous les élèves, quels que soient leur origine sociale, leur genre ou leur appartenance ethnique. Aujourd’hui, la demande porte plutôt sur l’égalité des résultats, ou du moins, sur la capacité des systèmes à démontrer que les différences correspondent à une courbe normale des compétences diversifiées chez les élèves et non à discrimination systémique à l’égard de certaines populations. La nouvelle conception de l’imputabilité exige non seulement d’atteindre globalement les objectifs prévus, mais de le faire aussi pour les groupes les plus vulnérables. La comparaison entre établissements dont la population scolaire est sensiblement équivalente sur les plans socioéconomique, démographique ou culturel est à l’ordre du jour, entre autres, à travers le mouvement d’identification des « écoles qui font une différence »[2].
Des statistiques scolaires reflétant la complexité de la population favorisent une planification plus efficace par les décideurs
Des statistiques scolaires reflétant la complexité de la population favorisent une planification plus efficace par les décideurs[3]. Celle-ci peut toucher des enjeux diversifiés, tels l’offre de services supplémentaires répondant aux besoins particuliers de certains groupes, une meilleure représentativité des instances consultatives aux besoins particuliers de certains groupes, une meilleure représentativité des instances consultatives scolaires nationales ou locales, ou encore le recrutement d’un personnel enseignant reflétant davantage la diversité de la clientèle. Dans les établissements scolaires, le fait de disposer de statistiques basées sur des indicateurs complexes et variés permet aux directions d’école, et par conséquent à l’ensemble du personnel, d’avoir une connaissance plus précise de leur clientèle que celle que leur donne la simple perception au faciès, de développer des projets éducatifs et, enfin, d’intensifier leurs liens avec les familles et les communautés.
Les indicateurs de performance des élèves sont aussi des outils de diagnostic essentiels permettant d’identifier les sous-groupes à risque sur le plan de la réussite scolaire et de moduler l’action éducative à leur égard[4]. En effet, si la recherche à cet égard est bien menée, les données qui en émergent sont généralement plus complexes que la rumeur alarmiste du terrain portée par les intervenants scolaires et parfois par certains groupes de pression des communautés elles-mêmes et, bien entendu, que la dénégation habituelle des problèmes par les administrations et les représentants politiques. De plus, l’accès à de telles données favorise une imputabilité plus grande auprès des parents et des communautés à risque en leur permettant de se mobiliser davantage en faveur d’une éducation plus équitable.
L’accès à de telles données favorise une imputabilité plus grande auprès des parents et des communautés à risque en leur permettant de se mobiliser davantage en faveur d’une éducation plus équitable.
Les effets pervers potentiels
La pertinence d’inclure des variables ethniques dans les statistiques scolaires et les études relatives aux extrants de la scolarisation suscite, toutefois, nombre de résistances, ce qui semble indiquer que des effets pervers potentiels sont à redouter.
En ce qui concerne les statistiques descriptives, on note tout d’abord les problèmes éthiques associés à la déclaration obligatoire de certaines caractéristiques par des parents vulnérables. Ce problème peut être corrigé partiellement par le caractère facultatif de telles déclarations, mais il n’est pas toujours évident que des personnes nouvellement arrivées puissent pleinement exercer leur liberté de ne pas s’identifier lorsque la demande vient d’une autorité perçue comme détenant un pouvoir légitime.
Plusieurs recherches ont aussi montré que la publication de statistiques sur la composition ethnoculturelle d’établissements spécifiques peut, à l’inverse de ce qui est visé par les autorités, renforcer plutôt que combattre la concentration des élèves immigrés[5]. En effet, ces données sont souvent utilisées par les parents majoritaires pour choisir systématiquement des établissements où la présence immigrante ou minoritaire est moins importante. C’est ce que l’on a désigné aux États-Unis comme White Flight.
En ce qui concerne les indicateurs de performance, nombre d’études révèlent qu’il y a danger que des données analysant la réussite scolaire différenciée des élèves en fonction de leur origine ethnique ne viennent renforcer la stigmatisation de certains groupes marginalisés[6]. Cela est particulièrement le cas lorsque ces données sont présentées de façon sensationnaliste par les médias ou encore sont livrées sans démarche d’appropriation professionnelle suffisante aux enseignants qui y voient alors une confirmation du bien-fondé de leurs préjugés, plutôt qu’un outil pour adapter leurs pratiques.
De façon plus large, une insistance trop marquée sur les indicateurs ethniques dans l’explication des phénomènes de marginalisation scolaire risque aussi d’induire une ethnicisation indue des problèmes vécus par les élèves issus de l’immigration ou leur famille, aux dépens des caractéristiques communes qu’ils partagent avec d’autres élèves à risque. Du côté des décideurs, comme en témoigne d’ailleurs plusieurs pratiques dites multiculturelles dans divers pays, il y a danger de multiplier les initiatives ad hoc visant des groupes particuliers, souvent en fonction des aléas politiques ou de la capacité de mobilisation de certains groupes, plutôt que de renforcer les programmes universels de soutien à la réussite.
Conclusion : quelques conditions gagnantes
À partir de mon expérience de partenariat dans l’analyse des données délicates avec les autorités gouvernementales et diverses communautés[7], je propose en conclusion cinq conditions qui permettent d’éviter ou de minimiser ces conséquences négatives. J’insisterai ici sur cinq qui m’apparaissent les plus importantes, sans viser l’exhaustivité.
1) Il est essentiel de définir clairement les objectifs visés lorsqu’on élabore ou on utilise des statistiques descriptives ou des indicateurs de performance fondés sur des marqueurs ethniques. Ces objectifs doivent toujours inclure des bénéfices pour les groupes concernés.
2) De telles actions devraient idéalement être menées à l’initiative de personnes représentatives de ces groupes, ce qui suppose d’obtenir le soutien d’un nombre significatif d’organismes et de porte-parole représentant des tendances variées dans la communauté. Si l’initiative vient d’une autre source (chercheurs universitaires ou gouvernementaux), il faudra s’assurer de les associer à toutes les étapes du processus.
3) Il faut également favoriser des approches méthodologiques qui permettent de cerner mais aussi de bémoliser l’impact des diverses variables à travers lesquelles on peut mesurer le facteur ethnique, par rapport à d’autres déterminants de la réussite scolaire, partagés par l’ensemble des élèves. D’une part, cela évite que les élèves, les parents et membres des communautés n’ethnicisent indûment les problèmes qu’ils vivent, ce qui est contraire à une démarche citoyenne. D’autre part, la complexité méthodologique est un excellent rempart au renforcement de la stigmatisation des groupes vulnérables par les groupes dominants.
4) Il est important de prévoir une dissémination préventive lorsque l’on travaille avec des données délicates qui pourraient être mal interprétées ou utilisées pour renforcer des préjugés et des stéréotypes. En d’autres mots, lorsqu’il manipule des statistiques ou des indicateurs fondés sur des marqueurs ethniques, le chercheur devrait manifester une grande prudence et consentir un important investissement à des activités généralement moins valorisées dans le cadre de sa carrière.
5) Plus spécifiquement, il est essentiel qu’il développe des modes de présentation des données accessibles à un public de non-spécialistes et qu’il accepte, dans les limites de son rôle de chercheur, d’en dégager les incidences au plan des politiques et des pratiques. En effet, puisqu’on ne peut pas être toujours certain que des effets négatifs pour les communautés concernées ne se manifesteront pas, il faut s’assurer que la colonne des impacts positifs balance celle des impacts négatifs. Cela suppose que les bénéfices prévus pour les groupes visés se concrétisent véritablement à plus long terme.
RECAP – This article discusses the relevance of compiling data on various markers of ethnicity, such as mother tongue or language spoken at home, country of origin, ethnic origin, religion, or even “race”. It also addresses the conditions that would allow such data to make the greatest possible contribution to the success of students belonging to various minority groups. School statistics reflecting the complexity of the school population foster more effective planning by education decision makers. Such planning may concern a variety of issues, such as the delivery of supplementary services and better representation on national or local school advisory bodies to meet the specific needs of certain groups, or even the recruitment of teaching staff that better reflects student diversity.
[1] Potvin, M., « Le rôle des statistiques sur l’origine ethnique et la “race” dans le dispositif de lutte contre les discriminations au Canada », Revue internationale des sciences sociales, vol. 1, no 183, 2005, p. 31-48.
[2] Mc Ewen, N. (dir.), « Accountability in education in Canada », numéro spécial, Revue canadienne de l’éducation, vol. 20, no 1, 1995; Crahay, M. (2000). « Les défis de l’école démocratique », in M. Crahay (dir.), L’école peut-elle être juste et efficace? De l’égalité des chances à l’égalité des acquis, Paris, De Boeck Université, coll. « Pédagogies en développement », 2000, p. 48-82.
[3] Ville de Chicago, Chicago Public Schools Office of Accountability, 1999; Inglis, C., Planning for Cultural Diversity, Paris, UNESCO, International Institute for Educational Planning, 2008.
[4] Bigelow, B. (1999), « Standards and multiculturalism: Rethinking schools », A Urban Educational Journal, vol. 13, no 4, p. 6-7; Commission for Racial Equality, The Duty to Promote Race Equality: A Guide for Schools, 2002.
[5] Orfield, G., Eaton, S.E et The Harvard Project on School Desegregation, Dismantling Desegregation: The Quiet Reversal of Brown v. Board of Education, New York, The New Press, 1996; Payet, J.-P. et Giuliani, F., « Du tabou au débat : impensés, résistances et idéologies autour du problème de la ségrégation ethnique dans l’école française », in M. Mc Andrew, M. Milot, J. Gautherin et A. Triki-Yamani (dir.), L’école et la diversité : perspectives comparées, Québec, Presses de l’Université Laval, 2010, p. 171-180.
[6] Mc Andrew, M., Immigration et diversité à l’école. Le débat québécois dans une perspective comparative, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2001; Lorcerie, F., L’école et le défi ethnique – Éducation et intégration, Paris, INRP-ESF, collection Actions sociales/Confrontations, 2003.
[7] Mc Andrew, M. et Chamberland, C., « La réussite scolaire des élèves issus de l’immigration au Québec : engagement ministériel et résultats de recherches récentes », in M. Mc Andrew, M. Potvin et A. Triki-Yamani (dir.), La réussite scolaire des élèves issus de l’immigration. Thèmes canadiens/Canadian Issues, 2011, p. 9-14.