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Les enseignants bienveillants et les enfants ayant connu l’adversité

Des liens et un travail empreints de complexité

La pratique tenant compte des traumatismes est une expression fréquemment employée ces deux dernières décennies, dans le système d’éducation, entre autres. Elle s’est d’abord attardée aux traumatismes physiques dans les années 1970 pour s’étendre aux traumatismes d’ordre émotionnel et psychologique dans les années 2000. Or, même si on discute de cette pratique depuis un certain temps, elle n’est pas bien comprise. J’ai travaillé ces 14 dernières années à présenter les aspects de cette pratique à des enseignants et à du personnel dans l’ensemble de la Colombie-Britannique. Mes exposés se déroulent normalement lors d’une journée pédagogique et, dans cet intervalle de trois heures (ou de six heures, si nous avons la chance de disposer d’une journée entière), je n’arrive qu’à donner un aperçu de ce que sont l’optique et la prestation de services s’appuyant sur une pratique tenant compte des traumatismes. Par conséquent, des écoles et parfois des enseignants s’estiment compétents plutôt qu’aspirants praticiens en matière de traumatismes, n’ayant qu’une petite idée de ce que la pratique implique, et créant ainsi de l’incertitude quant à la mise en œuvre de cette pratique dans le paradigme. Dans son excellent article sur le travail qui doit être déployé à mesure que les systèmes apprennent à tenir compte des traumatismes, Kathryn Becker-Blease (2016) propose que les partisans de cette pratique en protègent le potentiel en adoptant une approche critique quant aux détails de sa définition, puis ceux de sa mise en œuvre.

La pratique axée sur les traumatismes, ou tenant compte des expériences traumatisantes de l’enfance, comme bon nombre d’entre nous préférons la désigner, est une optique de compréhension et de compassion qui vise à aider tous les enfants, jeunes et adultes, surtout ceux qui ont connu de l’adversité ou des expériences traumatisantes dès leur jeune âge. En éducation, la pratique tenant compte des traumatismes ne consiste pas à en faire davantage en classe, mais bien à procéder différemment, en s’inspirant des principes de la sécurité, de la fiabilité, du choix, de la collaboration et de l’autonomisation, dans le but et l’espoir que si chaque équipe met du temps et de l’énergie pour comprendre la façon dont une telle pratique se déroulerait dans son école, puis donne forme à ses idées, l’environnement scolaire deviendra plus paisible, améliorant ainsi l’apprentissage des enfants tout en réduisant le niveau de stress des enseignants. La pratique tenant compte des traumatismes ne doit pas être considérée comme une formation ponctuelle ou une démarche qui n’aide pas les enfants à comprendre des attentes claires et des limites positives (Fallot et Harris, 2009). Elle implique plutôt un travail à long terme qui transforme les écoles en communautés d’apprentissage bienveillantes où règne un niveau de sécurité physique, mentale, émotionnelle et culturelle qui est nécessaire autant aux étudiants qu’au personnel.

La pratique tenant compte des traumatismes s’attache surtout à comprendre que toute action et que tout comportement survient pour une raison, et que le développement de l’enfant a été influencé par des événements indésirables. Ce type de développement teinte la façon dont les enfants voient le monde et se traduit habituellement par des comportements axés sur la survie, inspirés par la peur et la méfiance. Il nous incombe à chacun d’entre nous, dans notre rôle d’aidant, de reconnaître les habilités d’adaptation manifestes et d’aider les enfants, les jeunes et les adultes à trouver d’autres mécanismes d’adaptation, à apprendre ce que sont des limites saines et à renforcer leur capacité personnelle grâce des relations bienveillantes et de nouvelles possibilités. Plusieurs principes directeurs de la pratique tenant compte des traumatismes incluent ce qui suit :

  1. Comprendre que les comportements des enfants en lien avec des mécanismes d’adaptation fondés sur la survie sont des réactions normales à des événements anormaux.
  2. Comprendre nos propres niveaux de stress secondaire liés à notre rôle de corégulation.
  3. S’efforcer de ne pas traumatiser de nouveau les enfants.

Lorsque les chercheurs et les praticiens songent à la nature compliquée de ce qu’on nomme actuellement les traumatismes complexes, qui résultent d’agressions interpersonnelles prolongées, de négligence et d’autres événements traumatisants subis dans l’enfance, il devient évident que le fait de trouver les meilleures façons de soutenir les enfants, les jeunes et les adultes présente un défi, surtout dans le système d’éducation. Les effets des traumatismes complexes peuvent prendre différentes formes : difficultés d’attachement, régulation difficile des émotions et comportements réactifs, difficultés sur le plan de la cognition et des relations sociales, dissociation, somatisation (biologie) et image de soi (Cook et coll., 2005).

On considère la régulation émotionnelle comme étant primordiale pour l’apprentissage chez les enfants. Quand les parents ou parents-substituts sont absents ou blessés à cause de leur propre parcours traumatique ou de leurs dépendances, bien souvent, ils ne peuvent pas servir de modèles pour la régulation des émotions ni même parler de ces émotions. Et si l’enfant ne sait pas nommer ou réguler ses émotions, il peut difficilement réguler ses comportements, car les deux vont de pair. Les enfants apprennent à s’autoréguler quand il n’y a personne pour les aider à faire de la corégulation, puisqu’ils sont forcés à compenser le manque de protection de la part des parents ou parents-substituts en adoptant un « système immature de défenses psychologiques » (Herman, 1997, p. 96). La corégulation consiste à se mettre au diapason de l’enfant et à répondre à ses besoins émotionnels et physiques. Ce lien est préventif et proactif, soit l’objectif de toute pratique tenant compte des traumatismes. Cette personne, qui souvent est celle qui est principalement responsable de l’enfant, sait s’adapter à lui au moment où survient la dysrégulation émotionnelle, en le calmant ou en le stimulant pour répondre au besoin ayant causé la dysrégulation. Quand les parents ou parents-substituts se trouvent incapables de remplir ce rôle, les enseignants et l’école deviennent des personnes très importantes auprès des enfants vivant dans des environnements défavorables, mais le travail n’a rien d’aisé.

Surtout, les enfants ayant connu l’adversité arrivent à l’école sans posséder les fondements de la régulation émotionnelle. Il est souvent difficile de travailler avec eux en raison de leurs mécanismes de défense psychologiques immatures mentionnés précédemment, qui entraînent des niveaux de stress plus élevés chez les professionnels et les adjoints d’enseignement, qui, eux-mêmes, peuvent avoir connu l’adversité, ce qui diminue leur capacité de corégulation auprès de ces enfants. Quand les enseignants et le personnel n’arrivent pas à se mettre au diapason de ces enfants et à assurer une corégulation alors que ceux-ci en auraient besoin, on observe une escalade et une exacerbation des comportements. Lors de mes entretiens avec des enseignants et du personnel d’un peu partout en Colombie-Britannique, j’ai constaté une hausse du nombre d’aidants affectés par le stress secondaire. Le personnel ne peut pas fournir une corégulation constante s’il ne jouit pas d’un environnement de travail sécuritaire, et il est difficile d’assurer la sécurité et le bien-être lorsque le personnel et les enfants sont en perte de régulation. Plusieurs éducateurs m’ont confié qu’ils ont été préparés pour enseigner, mais se sentent souvent dépassés par les besoins d’enfants qui n’en sont pas à la même étape de développement que leurs pairs et ne sont pas encore en mesure de recevoir de nouvelles informations, des consignes, ou même d’avoir des interactions sociales. Les éducateurs se disent souvent inquiets au sujet d’enfants uniques présentant des symptômes de traumatismes complexes et d’autres caractéristiques qui les mettent dans un état de dysrégulation tel qu’ils ne peuvent pas intégrer un environnement scolaire en toute sécurité sans d’abord recevoir un soutien supplémentaire.

On a associé le stress secondaire à de nombreux concepts, y compris celui de l’épuisement professionnel, de l’usure de compassion, du stress vicariant, et celui né d’une locution plus récente empruntée au milieu infirmier pendant la COVID-19, la détresse empathique. Depuis deux décennies, les gens qui travaillent en service social, en counselling et en soins infirmiers discutent des façons d’atténuer les effets qu’ils ressentent lorsqu’ils interagissent avec des clients et des patients qui vivent de l’adversité, mais on s’est plus rarement attardé au milieu de l’éducation et à ce que vivent les enseignants et le personnel. Pour que les enfants se portent bien, les adultes qui les entourent, notamment les éducateurs, les fournisseurs de soins, le personnel scolaire et les autres professionnels du milieu, doivent se porter bien. Ce bien-être est souvent considéré comme une responsabilité individuelle (assurez-vous de dormir, entraînez-vous au gymnase, mangez plus de légumes-feuilles), mais la recherche démontre qu’on obtient de meilleurs résultats lorsqu’on procède à des changements organisationnels. Pour assurer le bien-être des enfants aux prises avec de l’adversité, il faut instaurer un environnement plus sécuritaire et éviter de les traumatiser de nouveau, ce qui survient le plus souvent par inadvertance lorsque les éducateurs et le personnel sont poussés au-delà de leurs capacités, ce qui est la définition classique de l’épuisement professionnel.

Quand j’ai travaillé avec le personnel d’une école d’un quartier défavorisé pour tenter de comprendre les changements structurels nécessaires à la prise en compte des traumatismes, nous avons dû nous débattre pour présenter à l’administration le nombre de strates sur lesquelles il fallait agir au sein du système scolaire pour y arriver. Dans son article publié en 2016, Kathryn Becker-Blease laisse entendre que nous nous concentrons souvent sur les pathologies et problèmes individuels plutôt que sur les changements à opérer dans des systèmes plus étendus, et ce fait est manifeste dans plusieurs écoles. Pour essayer d’adopter et de maintenir une perspective systémique plus vaste, nous avons, le personnel de l’école et moi, adapté une rubrique du Pudget Sound Educational Service District portant sur l’élaboration de communautés d’apprentissage bienveillantes afin d’en faire un document de travail que les écoles pourraient personnaliser aux fins de leur propre démarche. Cette rubrique traitait des dix catégories suivantes :

  1. Compréhension des traumatismes
  2. Sécurité et assurance du bien-être
  3. Compétence culturelle
  4. Climat scolaire favorable
  5. Compétences socioémotionnelles et action personnelle
  6. Régulation des émotions et du comportement
  7. Limites positives
  8. Partenariats familiaux
  9. Partenariats communautaires
  10. Partenariats avec les élèves/apprenants

Le travail que doivent déployer les écoles et les districts pour voir à chacune de ces catégories est colossal; il exige des changements de politiques et des ressources supplémentaires. Selon des éducateurs avec lesquels j’ai travaillé, la prise en compte des traumatismes consistait simplement à comprendre les traumatismes. Or un changement radical doit se produire pour qu’on cesse d’aborder nos enfants problématiques en se penchant sur ce qui cloche en eux pour considérer plutôt ce qui leur est arrivé. L’assurance de la sécurité et du bien-être peut se traduire par des détails tels que le ton de la voix, l’espace personnel et des espaces tranquilles comme stratégies de régulation pour les enfants. Il s’agit aussi de se montrer le plus proactif et préventif possible pour éviter la désescalade. Les auteures Carello et Butler (2015) indiquent que les étudiants souffrant de traumatismes complexes ne se sentent pas en sécurité lorsqu’ils se sentent dépassés, honteux, rabaissés ou impuissants. L’acquisition de compétences sociales, émotionnelles et de capacités de régulation nécessite davantage de corégulation, jusqu’à ce que les enfants puissent arriver à se réguler eux-mêmes suffisamment pour prendre vraiment part à leur apprentissage. Les limites positives et les politiques de discipline scolaire sont, sans l’ombre d’un doute, les deux dimensions qui sont priorisées par chaque école que j’ai visitée et celles qui exigent le plus de travail. Les enfants et le personnel ont besoin de limites pour être en sécurité. Les éducateurs tentent d’établir les limites en mettant en place des règles dès le départ, et idéalement, en les établissant avec la participation de tous les enfants. Le problème est que bien des enfants n’ont jamais connu de limites sécuritaires; un processus de développement est donc nécessaire pour les mener vers un état de régulation leur permettant de comprendre quelles sont ces limites et qu’elles ne s’appliquent pas seulement aux autres enfants et au personnel, mais aussi à eux.

Si on ne dispose pas des ressources adéquates en classe pour soutenir les efforts de création de communautés d’apprentissage bienveillantes en s’appuyant sur une pratique tenant compte des traumatismes, l’affect non régulé des enfants, lui-même source de comportements non régulés, se fait lourdement sentir. Le travail nécessaire va au-delà du programme d’études et peut au début alourdir le stress et la charge de travail des éducateurs et du personnel qui travaillent déjà à plein régime, si ce n’est plus. Mais cela se traduit éventuellement par une diminution du stress et un meilleur apprentissage dans un environnement paisible et enrichissant.

Afin de créer des environnements enrichissants et de diminuer les stress pour les éducateurs, les directions scolaires doivent travailler avec le personnel et les parents pour déterminer ce que serait une communauté d’apprentissage bienveillante sachant tenir compte des traumatismes dans chaque école. Si cette optique est mieux comprise et valorisée, on peut espérer que les éducateurs et le personnel seront dotés des ressources dont ils ont besoin pour assurer et maintenir leur bien-être, tout en changeant la vie des enfants avec lesquels ils travaillent. La pratique tenant compte des traumatismes vise à inclure non seulement les personnes recevant les services, mais aussi celles qui fournissent ces services. L’assurance de bien-être devient un espoir pour tous. Dans la trajectoire de vie des enfants, surtout ceux qui ont vécu des traumatismes complexes, les plus importants fournisseurs de services sont les éducateurs et le personnel scolaire. Il est essentiel de reconnaître leur valeur en leur offrant un appui adéquat qui leur permet de maintenir leur pratique si l’on veut créer des communautés d’apprentissage bienveillantes.

 

References 

Becker-Blease, K. (2016). As the world becomes trauma-informed, work to do. Journal 

Of Trauma and Dissociation, 18(2), 131-138 

Carello, J., & Butler, L. (2015). Practicing what we teach: Trauma-informed education practice. 

Journal of Teaching in Social Work, 35, 262-278. 

Cook, A., Spinazzola, J. Ford, J., Lanktree, C., Blaustein, M., & Cloitre, M., et al. (2005). Complex trauma in children and adolescents. Psychiatric Annals, 35(5), 390-398. 

Fallot, R.D. & Harris, M. (2009). Creating cultures of trauma-informed care. Community Connections, Washington, DC. 

Herman, J. (1997). Trauma and recovery. New York: Basic Books. 

van der Kolk, B. A. (2003). The neurobiology of childhood trauma and abuse. Child & Adolescent Psychiatric Clinics North America, 12, 293-317. 

 van der Kolk, B., Pynoos, R.S., Cicchetti, D., Cloitre, M., D’Adrea, W., Ford, J.D., Wieberman, A.F., Putman, F.W., Saxe, G., Spinazzola, J., Stolbach, B.C., & Teicher, M. (2009). Proposal to include a developmental trauma disorder diagnosis for children and adolescents in DSM-V. Brookline, MA: The Trauma Center. 

Apprenez-en plus sur

Linda O’Neill, Ph.D.

Professeure, programme de counselling, UNBC

Linda O’Neill is a Professor in the Psychology Department in the Faculty of Human and Health Sciences at UNBC. She is a long-time northerner from the far northwest corner of BC who practiced in that area for many years. Linda and her colleague Dr. John Sherry run the Counselling Program within the Department of Psychology.

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