TICs, didactique et Innovation
Nécessité d’une approche systémique
Au cours des deux dernières décennies, les technologies de l’information et de la communication (TICs) se sont imposées comme synonymes de l’innovation en éducation. Leur popularité a connu une croissance exponentielle. L’exemple du tableau blanc interactif (TBI) est très éloquent. On estime que 70 % des écoles en Grande Bretagne et 40 % aux États-Unis s’en sont équipées entre 2008 et 2012. Au Canada, même si les chiffres au niveau national sont difficiles à obtenir, l’éducation étant un domaine de juridiction provinciale, les provinces consentent des efforts importants pour adopter cette nouvelle technologie dans les écoles au nom de l’innovation. Par exemple, en 2011, le gouvernement québécois précédent avait annoncé une mesure visant à équiper toutes les écoles de la province de TBI, mesure que le gouvernement actuel a freiné plus tôt cette année.
Déficit d’innovation et de stratégie politique
L’argument de l’innovation par les TICs semble faire mouche à tous les coups. Il séduit les décideurs politiques et les responsables des institutions d’enseignement à tous les niveaux. Pourtant, leur considérable potentiel en éducation tarde à se matérialiser en innovations concrètes à l’instar de celles qu’elles ont engendrées dans beaucoup d’autres domaines tels que les médias, l’administration, le commerce, la médecine, etc. Un récent rapport de la fondation britannique pour l’innovation (Nesta)[1] va jusqu’à déplorer un véritable «déficit d’innovation» dans l’intégration des TICs en éducation.[2]
Étant donné le manque de recherches crédibles pour étayer les prétentions d’innovation des TICs en enseignement, il arrive que les décideurs politiques s’en remettent à la langue de bois pour justifier les dépenses importantes consacrées aux TICs. Par exemple, pressé par les journalistes de fournir des études justifiant le projet d’achat massif des TBI pour une facture de 240 millions de dollars, le ministère québécois de l’éducation a répondu :
« La mesure repose sur des analyses effectuées par le Ministère. Les TIC ont un potentiel pour favoriser la réussite scolaire par des approches pédagogiques stimulantes et des ressources didactiques variées offrant la possibilité de différenciation des enseignements ».[3]
Selon Nesta, le meilleur antidote contre le « déficit d’innovation » des TICs en enseignement se trouve dans une meilleure synergie entre la technologie et la pédagogie.
« La pédagogie? Who cares! »
J’ai souvent entendu cette réplique dans ma carrière. Venant de collègues qui se réclament concepteurs « pédagogiques » de matériels d’apprentissage, une telle réplique équivaudrait à de l’autodénigrement dans d’autres professions. Pas dans le merveilleux monde de l’intégration des TICs en éducation. Beaucoup de membres qui atterrissent dans la profession par accident ou sans grande préparation en théories de l’apprentissage, regardent la pédagogie de haut. Pour eux, c’est « passé », « ringard » et incompatible au rythme effréné de l’évolution des TICs. La réalité semble leur donner raison. Les titres de noblesse dans la majorité des professions relatives à l’intégration des TICs en éducation s’acquièrent plus sûrement en jonglant avec les applications informatiques qu’en invoquant la taxonomie de Bloom. Cependant, même si l’aisance dans la manipulation des outils informatiques est un critère professionnel essentiel pour une intégration des TICs réussie, elle est loin d’être la condition suffisante pour insuffler l’innovation.
Dans une vidéo qui résonne comme un cri du cœur, David Merrill,[4] l’une des figures marquantes de la technologie éducative au cours des quatre dernières décennies, déplore le fait que, paradoxalement, la qualité du matériel d’apprentissage en ligne se soit détériorée à mesure que les TICs sont devenues plus accessibles et plus simples à manipuler. La raison? Les concepteurs du matériel d’apprentissage ne prennent pas assez au sérieux les principes qui gouvernent un apprentissage réussi.
Nécessité d’une approche systémique
Les experts du Centre de recherche pour l’innovation en enseignement de l’Organisation pour la coopération et le développement économique (OCDE-CERI) appellent de leurs vœux une stratégie d’intégration des TICs basée sur une vision globale de l’ensemble de l’écosystème éducatif.[5] La formation du personnel enseignant devrait être le fer de lance de la nouvelle perspective systémique. Or, une analyse sommaire des programmes des facultés d’éducation révèle que trois maigres crédits sont généralement réservés aux cours relatifs à l’intégration des TICs. C’est clairement insuffisant pour préparer adéquatement les futurs enseignants à l’ampleur de la tâche qui les attend.
Les formations offertes par les fournisseurs des TICs qui sont censées combler cette lacune sont souvent menées tambour battant et se contentent de transmettre les procédures techniques d’utilisation des produits et services offerts. Résultat : les équipements informatiques, souvent acquis à prix d’or, sont loin d’être exploités à leur pleine capacité. Une étude récente de l’intégration des TBI dans les écoles québécoises conclut que 86 % des enseignants sont insatisfaits de la performance de cette technologie surtout à cause du manque de préparation des enseignants à son utilisation efficiente.[6]
Aussi longtemps que l’intégration des TICs en enseignement ne sera pas guidée par une vision systémique centrée sur la formation aussi bien pédagogique que technologique des professionnels de l’enseignement, accompagnée de réformes politiques et institutionnelles permettant une exploitation efficiente du grand potentiel éducatif de ces outils, l’innovation dont ils se targuent continuera de résonner comme un argument de vente qui coûte cher aux contribuables sans livrer la marchandise. Malheureusement, l’histoire de l’intégration des technologies en enseignement, jalonnée de nombreuses révolutions annoncées mais rarement réalisées, sera en train de se répéter.
Illustration: Dave Donald
Première publication dans Éducation Canada, novembre 2013
RECAP – Over the last two decades, information and communication technologies have come to be viewed as synonymous with innovation in education. Their popularity has grown exponentially. The example of the interactive whiteboard (IWB) speaks volumes. A recent study on their incorporation into Quebec schools found that 86 percent of teachers are dissatisfied with the performance of this technology due to lack of preparation on how to use it effectively. Given this situation, the author identifies the need for a systemic approach centred on both the pedagogical and the technological training of teaching professionals, accompanied by political and institutional reforms enabling efficient use of the significant educational potential of these tools.
[1] Fulan, M., Donnelly, K. (2013). Alive in the swamp: Assessing Digital innovations in education. London: Nesta. Accédé, août 2013 à http://www.nesta.org.uk/library/documents/Alive_in_the_Swamp.pdf (http://www.nesta.org.uk/publications/alive-swamp-assessing-digital-innovations-education)
[2] Luckin, R., Blight, B., Manches, A., Ainsworth, S., Crook, C., Noss, R.,(2012). Decoding Learning: The proof, promise and potential of digital education. London: Nesta. Accédé août 2013 à http://www.nesta.org.uk/library/documents/DecodingLearningReport_v12.pdf
[3] Noel, A. & Marissal, V. (2012). Une ombre au tableau blanc. La Presse, 10 mai 2012.
[4] Merrill, D. (2008, 11 août). Merrill on Instructional Design [YouTube video]. Accédé août 2013 http://www.youtube.com/watch?feature=player_detailpage&v=i_TKaO2-jXA
[5] Pedro, F. (2010). The need for a systemic approach to technology-based school innovations. In OECD -CERI (ed.). Inspired by Technology, Driven by Pedagogy: A Systemic Approach to Technology-Based School Innovations.
[6] Gervais, L. M. (2013, 22 août). Bilan noir pour le tableau blanc dans les écoles. Le Devoir.