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Évaluation, Politique

Pour une culture partagée de l’évaluation

(en Suisse romande)

Depuis plus de 30 ans, d’importants moyens ont été déployés en Suisse romande pour réformer l’école. L’ouvrage collectif de Gilliéron Giroud et Ntamakiliro (2010)1 établit un bilan des réformes entreprises en matière d’évaluation en Suisse romande. Le bilan concerne plus spécialement les cantons de Berne, Genève et Vaud qui ont tenté de promouvoir des pratiques innovantes, étudiées par des centres de recherche. Entre les années 1970 et 2000, ces systèmes scolaires (chaque canton suisse possède sa propre règlementation scolaire) ont cherché à encourager des pratiques d’autoévaluation, une observation formative des progressions d’apprentissage des élèves, la suppression des notes chiffrées au cours des premiers degrés de la scolarité, des évaluations explicitement fondées sur des objectifs et critères précis, des modes plus systématiques et variés de communication aux familles, des portfolios, etc. Bref, une évaluation qui devait être d’abord au service de l’apprentissage des élèves, dans des modalités d’évaluations diversifiées, plus « authentiques », mieux articulées aux évaluations certificatives. Les grandes finalités de ces réformes étaient de lutter contre l’échec scolaire et la sélection précoce; elles visaient une plus grande démocratisation de l’école et de l’accès aux formations.

Qu’en est-il de ces innovations plus de trente ans après leur introduction? Le constat est quasi sans appel : tant de l’intérieur que de l’extérieur de l’école, les obstacles et les résistances ont été nombreux. Un retour à des pratiques d’évaluation plus traditionnelles a été plébiscité. Les raisons principales : lourdeur et manque de praticabilité des démarches innovantes; communication insuffisante entre enseignants, avec les parents, les autorités scolaires; incompréhension des visées des innovations; manque de repères communs et explicites. De plus, l’émergence d’une nouvelle politique de gestion et d’évaluation des systèmes éducatifs par les résultats « accountability » a modifié sensiblement le contexte socio-économique et politique de l’école. Désormais, l’évaluation, qui initialement se situait au sein de la classe, devient un enjeu plus large, à travers notamment les enquêtes internationales et nationales, censées informer le politique, le public, les « usagers » de l’école à propos de la qualité et de l’efficience de cette dernière. Une certaine culture de l’économie et du management devient la référence pour « rationaliser », dans une logique parfois proche de la quantophrénie (à savoir chercher à traduire systématiquement les phénomènes sociaux et humains en indicateurs chiffrés), les pratiques didactiques et socio-pédagogiques. Certes, cette brève analyse est caricaturale : des nuances sont à apporter, notamment par rapport à la complexité des valeurs, parfois contradictoires, recelées par les différentes fonctions de l’évaluation des apprentissages des élèves, des processus de communication et d’implantation des innovations, de l’évolution des attentes de la société, etc.

Cet état des lieux, pour qui a œuvré à promouvoir des pratiques innovantes, pourrait susciter le découragement. Heureusement, des études actuelles tendent à montrer que ces années de réforme ont néanmoins engagé une certaine transformation de la culture pédagogique de l’évaluation auprès des enseignants et dans les établissements scolaires.2

Avec mon équipe de recherche EReD (évaluation, régulation et différenciation des apprentissages en situation scolaire et en formation), en synergie notamment avec des collègues au sein de l’ADMEE (Association canadienne et européenne pour le développement des méthodologies d’évaluation en éducation, réunissant chercheurs, praticiens et décideurs), nous avons pris l’option d’étudier les pratiques d’évaluation dans une approche collaborative3. Ce type de recherche vise à promouvoir le développement professionnel des acteurs de terrain et à la fois la production de connaissances scientifiques sur les pratiques4. L’enjeu est de construire une relation de partenariat entre les autorités scolaires, les chercheurs et les acteurs de terrain (au sens large) par rapport à des problématiques élaborées ensemble : par exemple, soutenir la régulation de l’apprentissage dans des situations complexes; développer chez les élèves des compétences à s’autoévaluer; apprendre à gérer les enjeux de l’évaluation scolaire (réguler, certifier, orienter) qui peuvent créer des tensions, paradoxes, ambivalences; exercer un jugement professionnel éthique afin que toute décision évaluative soit prise  au bénéficede l’élève, tant au niveau de la classe, de l’établissement que pour ce qui relève des décisions administratives et politiques. Un but est alors de co-construire une culture partagée de l’évaluation, en termes de normes, pratiques, valeurs communes, mais qui assume aussi la légitimité de certaines différences et qui s’émancipe d’une logique de standardisation. Penser aujourd’hui des pratiques « porteuses » en évaluation demande, de mon point de vue, une transformation du rapport entre recherche, terrain, politique. Les recherches collaboratives, qui ont des visées scientifiques et de professionnalisation, semblent représenter un cadre particulièrement propice à la construction d’une relation de complémentarité et d’interdépendance positive entre les différents partis, tout en devant affronter aussi (voire en faire un objet d’étude à part entière) les rapports de pouvoir et les conflits qui se nouent inévitablement dès qu’il y a des enjeux évaluatifs.

 

Première publication dans Éducation Canada, juin 2013

RECAP – For more than 30 years, significant measures have been implemented in French-speaking Switzerland to reform the school system. The goals of the reform were to improve graduation rates, eliminate early streaming, and increase democracy and access to education in the school system.

The article describes several elements in the French-speaking Swiss context and concludes with avenues to support – through collaborative research methods, in particular – a constructive relationship between stakeholders in the field, researchers, and school and policy leaders, to rethink innovations in classroom learning assessment.


[1] Gilliéron Giroud, P. & Ntamakiliro, L. (2010). Réformer l’évaluation scolaire : Mission impossible? Berne : Lang.
[2] Mottier Lopez, L., Tessaro, W., Dechamboux, L. & Morales Villabona, F. (soumis). Pratiques de modération sociale : quels savoirs collectifs négociés sur l’évaluation certificative des apprentissages des élèves à l’école primaire? Questions Vives.
[3] Bourassa, M., Bélair, L. & Chevalier, J. (2007). Les outils de la recherche participative. Education et francophonie, XXXV (2).
[4] Desgagné, S. (1997). Le concept de recherche collaborative : l’idée d’un rapprochement entre chercheurs universitaires et praticiens enseignants. Revue des sciences de l’éducation, 23 (2), 371-393.

Apprenez-en plus sur

Lucie Mottier Lopez

Lucie Mottier Lopez est professeure à l’Université de Genève. Son domaine d’expertise porte sur l’évaluation et la régulation des apprentissages dans les systèmes d’enseignement. Ses recherches actuelles étudient les pratiques d’évaluation en salle de classe articulées à des dispositifs de développement professionnel.

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