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Enseignement

Mettre l’enseignement au centre de l’apprentissage!

Se développer par la coanalyse du travail en établissement scolaire

Depuis trente ans, le discours de la professionnalisation se développe autour de l’idée qu’il importe de changer en profondeur la formation à l’enseignement et les pratiques enseignantes de façon à ce que l’école soit en mesure de remplir pleinement sa fonction. Le projet de professionnalisation s’est alors concrétisé dans une série de réformes visant à modifier les cadres et les normes structurant autant la formation initiale à l’enseignement que le travail des enseignantes au sein des établissements scolaires. Il a fait de l’apprentissage de nouveaux modes d’action valorisés par la recherche, une variable clé de l’amélioration des performances du système éducatif. Cette rhétorique mérite pourtant d’être questionnée1.

Former en référence à un métier idéal

 L’image de cette nouvelle professionnelle à former s’est structurée autour de différents modèles idéaux de la professionnalité enseignante2 véhiculant en creux des représentations de ce que devrait être le travail enseignant. La formation est conçue à travers le prisme de modèles d’action idéaux extrapolés de la recherche traduits en termes de tâches à remplir comprises ici comme des objectifs à atteindre et des procédures normalisées à mettre en œuvre. Le travail mis en scène en formation propose ainsi le plus souvent aux futures enseignantes une image déformée du métier en décalage avec les épreuves et les dilemmes vécus par celles-ci au quotidien en salle de classe. En fait, le travail réel se situe à la marge de la formation3.

Changer l’école en référence à un métier idéal

Parallèlement à cette reconfiguration de la formation, différents projets de transformation de la dynamique de l’établissement scolaire ont contribué à redéfinir certaines des tâches de l’enseignante en termes de collaboration finalisée sur l’amélioration de la réussite des élèves. Ce faisant, ils insistent sur la question des apprentissages individuels et collectifs au sein de l’établissement. En effet, ces projets confrontent souvent les enseignantes à de nouvelles manières de faire et questionnent leurs pratiques usuelles. En cherchant à cerner les conditions propices à la transformation des pratiques, les chercheurs se trouvent à nouveau ici du côté de ce que l’on nomme en analyse du travail la prescription ou la tâche, c’est-à-dire de ce que l’enseignante doit faire, les modes d’action qu’elle doit mettre en œuvre, les buts qu’elle doit se donner. Dans ce contexte, le travail enseignant se révèle souvent en négatif comme une force d’inertie voire d’opposition à une transformation des pratiques ainsi qu’au développement d’une culture de l’apprentissage collectif au sein de l’établissement.

L’analyse ergonomique du travail enseignant, un moyen de (re) découvrir le métier?

La rhétorique de la professionnalisation en idéalisant le changement a sans doute conduit à ce que la compréhension du travail réel a trop vite été remplacée par la projection de ce qu’il devrait être. En fait, que sait-on de ce qui se réalise au jour le jour dans le quotidien du travail enseignant? Comment dès lors préparer à, ou encore transformer, une occupation dont on ne connaît pas la réalité?

L’analyse ergonomique du travail enseignant (AET) offre une alternative à cette position normalisatrice au regard du travail. Soulignons tout d’abord que, si l’AET s’inscrit bien dans une visée de transformation du travail4, celle-ci n’est pas prédéfinie. Elle est coconstruite avec les acteurs à partir de l’analyse du travail. Ensuite, l’AET s’attache à l’écart entre le travail tel qu’il est prescrit notamment par les programmes et les textes officiels (analyse de la tâche) et le travail réel tel qu’il est concrètement effectué dans les classes et l’établissement5. Ainsi, la tâche n’est qu’une composante du travail réel. Celui-ci déborde toujours la tâche qui l’organise car il exige l’engagement des personnes dans une activité propre dont elles essaient de garder le contrôle. Cet écart est un lieu essentiel de la construction de l’intelligence au travail. Enfin, l’AET invite à une suspension du jugement concernant la façon dont la personne s’y prend pour faire ce qu’on lui demande de faire. Il ne s’agit ni d’évaluer, ni de stigmatiser l’écart par rapport au prescrit mais bien de comprendre en quoi les modes opératoires et les outils mobilisés par la personne lui permettent de faire son travail malgré tout. L’AET a donc pour objet le travail tel qu’il se réalise et non tel qu’il devrait être au nom d’une rationalité qui lui est étrangère. Elle porte une attention particulière sur les opérations concrètes convoquées par les enseignantes pour faire face aux tâches. Elle donne à voir des enseignantes inventant, bricolant, malmenant, détournant des moyens pour atteindre les buts assignés à l’école. Le travail n’est pas simplement le lieu d’application de savoirs relatifs à la tâche pas plus qu’il n’est un lieu de résistance délibéré à de nouvelles formes de travail, mais un espace temps de mise à l’épreuve de la personne et des savoirs collectifs qui fondent le métier d’enseignant6.

Apprendre et se développer par la coanalyse du travail en établissement scolaire?

La recherche sur l’émergence de communautés professionnelles a le mérite de fournir des balises sur certaines conditions à réunir au niveau de l’établissement scolaire pour soutenir la collaboration entre les enseignantes. Toutefois, pour Horn et Little7, pour qu’elle porte ses fruits en termes de transformation des pratiques, celle-ci doit avoir pour objet l’activité concrète des enseignantes en salle de classe et plus particulièrement, les difficultés et les dilemmes vécus. Un des défis est alors de les rendre visibles et discutables de façon à ce que les dialogues se nouant autour de ceux-ci puissent constituer une ressource pour l’apprentissage et le développement.

La reformulation de ces défis dans un cadre d’intervention inspiré de la clinique de l’activité8 constitue peut-être une piste à suivre pour faire de l’enseignement tel qu’il est mis en œuvre et éprouvé par les enseignantes, une ressource pour leur apprentissage et le développement de leur rapport au travail. En effet, celle-ci documente finement les façons de faire des personnes en s’appuyant sur des enregistrements vidéos. Elle engage ensuite une coanalyse du sens des gestes posés, de leur épaisseur biographique et historique à travers différentes modalités de confrontation de la personne à ses gestes, aux mots pour les penser et à la parole de pairs sur ceux-ci. La mise en mots, la confrontation à son travail, à soi et à autrui, le questionnement de l’intervenant contribuent progressivement à susciter des étonnements au regard de façons de faire, à les réinterpréter, à (re) découvrir des possibilités d’action insoupçonnées affleurant dans ses propres manières de faire ou celle de pairs. En tenant à distance les pressions normalisatrices, sans pour autant les discréditer, la coanalyse du travail peut parfois contribuer à inventer un nouveau quotidien pour le travail et augmenter le pouvoir d’agir de l’enseignante dans et sur le monde. Il s’agit peut-être d’une alternative à la rhétorique de la professionnalisation.

Recap – The current discussion on professionalizing teacher training and the teaching profession is based on the idea that standards and frameworks of practice must change. It defines learning in relation to teachers adopting ways to deliver pedagogy defined by research and mandated by policies. This rhetoric has led to a situation in which the actual work is ignored, both during initial teacher training and when developing common teaching practice in schools. The author’s thesis is that the ergonomic analysis of the work of teachers provides an alternative to this functionalist view of change and learning. It outlines how teachers can rediscover their profession and regain control over it.

Photo: Alexey Rumyantsev (iStock)

Première publication dans Éducation Canada, mars 2015


 

1 Lang, V. (2001). Les rhétoriques de la professionnalisation. Recherche et Formation, 38, 95-117.

2 Paquay, L. (1994). Vers un référentiel des compétences professionnelles de l’enseignant? Recherche et Formation, 15, 7-38.

3 Saussez, F. et Yvon, F. (2014). Problématiser l’usage de la coanalyse de l’activité en formation initiale à l’enseignement. Dans Paquay, L., Perrenoud, P., Altet, M., Desjardins, J. et Etienne, R. (Dir.). Travail réel des enseignants et formation. Quelle référence au travail des enseignants dans les objectifs, les dispositifs et les pratiques? Bruxelles : De Boeck.

4 Daniellou, F. (1996). L’ergonomie en quête de ses principes. Débats épistémologiques. Toulouse : Octares.

5 Yvon, F. & Saussez, F. (2010). Analyser l’activité enseignante : des outils méthodologiques et théoriques pour l’intervention et la formation. Québec : Presses de l’Université Laval.

6 Saussez, F. et Yvon, F. (2014). Problématiser l’usage de la coanalyse de l’activité en formation initiale à l’enseignement. Dans Paquay, L., Perrenoud, P., Altet, M., Desjardins, J. et Etienne, R. (Dir.). Travail réel des enseignants et formation. Quelle référence au travail des enseignants dans les objectifs, les dispositifs et les pratiques? Bruxelles : De Boeck.

7 Horn, I et Little, W. (2010). Attending the problems of practice: Routines and resources for professional learning in teachers workplace interactions. American Educational Research Journal, 47, 181-217.

8 Clot, Y. (1999). La fonction psychologique du travail. Paris : PUF. 

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Frédéric Saussez

Frédéric Saussez, Ph.D., est professeur au département de pédagogie de l’Université de Sherbrooke et est actuellement chercheur invité à l’Université de Californie à Irvine. Ses recherches portent sur l’analyse de l’activité enseignante. 

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