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Enseignement

Le plaisir d’enseigner est-il en train de disparaître?

Une situation inquiétante chez les nouveaux enseignants

Pourquoi devient-on enseignant? Qu’est-ce qui pousse de jeunes universitaires à choisir cette profession alors que tant de choix s’offrent à eux de nos jours? Au Canada comme ailleurs, la vaste majorité des personnes – dont environ 75 % sont des femmes – qui choisit la carrière d’enseignant le fait pour des raisons comportant une forte composante altruiste : plaisir de travailler avec des jeunes, désir de les aider et de les voir progresser, goût de faire apprendre et joie de leur faire découvrir des connaissances nouvelles grâce à leur enseignement. En ce sens, on peut affirmer que l’enseignement est une activité où interviennent des tonalités affectives et morales qui culminent dans une relation bienveillante à autrui. Cette relation est au cœur du travail des enseignants.

Au fil des années, j’ai eu la chance de rencontrer et d’échanger avec plusieurs centaines d’enseignants et tous ont insisté sur l’importance de cette relation aux élèves, car c’est elle, disent-ils, qui leur procure, plus que tout, le plaisir d’enseigner et qui donne véritablement sens à leur travail. Toutefois, ces mêmes enseignants sont parfaitement conscients que cette relation ne se développe pas dans le vide, car, pour pouvoir s’exprimer positivement, elle a besoin d’un environnement professionnel, institutionnel et social propice qui la soutienne et la valorise. Bref, on répète à l’envi que la mission première des enseignants est de soutenir les élèves dans leurs multiples apprentissages : mais trop souvent, on oublie que les enseignants ont besoin à leur tour d’être soutenus pour remplir leur mission. Or, est-ce le cas aujourd’hui? L’enseignement est-il encore, à travers la relation aux élèves, une source de satisfaction et de réalisation de soi pour les nouvelles générations de jeunes universitaires qui choisissent cette profession?

L’attractivité de l’enseignement : une situation inquiétante

Depuis une vingtaine d’années, de nombreuses recherches ainsi que plusieurs rapports émanant d’organismes nationaux et internationaux ont mis en évidence les difficultés grandissantes d’attirer et de retenir dans la profession enseignante les jeunes générations d’universitaires. Dès 2005, l’OCDE, dans un rapport mille fois cité, alertait les autorités politiques et éducatives sur la perte d’attractivité de l’enseignement et sur les problèmes de rétention des nouveaux enseignants. Dans beaucoup de sociétés parmi les plus développées et les plus riches de notre planète, les données à ce propos sont inquiétantes. Dans plusieurs pays anglo-saxons (États-Unis, Australie, Royaume-Uni, etc.), on estime qu’entre 30 % à 50 % des nouveaux enseignants fraîche-ment émoulus des universités quittent la profession au cours des cinq premières années de la carrière. En Europe, c’est l’attractivité de la profession qui pose problème et la plupart des pays vivent une pénurie quasi généralisée d’enseignants qualifiés. Selon un rapport récent de la Commission européenne (2013), la dégradation du prestige de la profession d’enseignant, l’écart trop important entre les idéaux professionnels initiaux et les réalités souvent ingrates du travail enseignant, ainsi que des salaires faiblement attractifs expliqueraient cette situation, qui ira en s’empirant, précisent les responsables du rapport, si les conditions d’accueil de nouveaux enseignants ne changent pas.

Qu’en est-il de la situation au Canada? Malheureusement, comme c’est trop souvent le cas en éducation, les données et les études disponibles demeurent trop partielles et souvent contradictoires. Dans une étude déjà ancienne (2004), la Fédération canadienne des enseignantes et des enseignants (FCE) estimait qu’environ 30 % des nouveaux enseignants abandonnaient la profession durant les cinq premières années de leur carrière. Toutefois, d’autres études également peu récentes parlent plutôt d’un taux d’abandon tournant autour de 10 %. Au Québec, des données du ministère de l’Éducation font état d’un taux d’abandon d’environ 20 %. En ce qui concerne l’attractivité de la profession, la situation semble varier selon les provinces et selon les régions. Cependant, de manière générale, il semble que partout au Canada bien des nouveaux enseignants qui entrent aujourd’hui en poste dans les écoles sont fréquemment confrontés à des conditions de travail et à un environnement scolaire peu propices à entretenir le plaisir d’enseigner. Dans certains cas, ces jeunes enseignants renoncent carrément à poursuivre leur carrière et quittent donc la profession. Pourquoi?

Les motifs qui conduisent à l’abandon de la carrière enseignante

Le professeur Thierry Karsenti de l’Université de Montréal et son équipe ont réalisé en 2013 une enquête pancanadienne sur cette question. Cette enquête a sondé aussi bien des enseignants qui ont quitté volontairement leur profession que des collègues qui ont été témoins de ces départs volontaires. Or, ces deux groupes d’enseignants pointent à peu près les mêmes difficultés qui affectent les nouveaux enseignants et les amènent à renoncer à l’enseignement. Parmi ces difficultés, les plus importantes sont reliées à la charge de travail, qui est considérée comme beaucoup trop lourde : non seulement les nouveaux enseignants sont confrontés à une multitude de tâches en classe et à l’école, mais également en soirée et les fins de semaine à la maison. Bref, ils se perçoivent et se vivent en situation de surcharge, ce qui peut conduire, on le sait, à des problèmes de santé tant physiques que psychologiques : épuisement professionnel, anxiété de ne pas pouvoir tout faire, sentiment d’incapacité à réaliser des objectifs parfois contradictoires, etc. Parmi les autres facteurs négatifs cités par les enseignants, les relations difficiles aux élèves, notamment en classe (problèmes de comportement de certains élèves, absence de respect vis-à-vis l’enseignant, gestion de classe souvent perturbée, etc.), mais aussi aux directions d’établissement et aux administrations scolaires sont souvent parmi les plus fréquemment mentionnés.

Ces résultats, trop sommairement présentés ici, rejoignent les nombreux travaux internationaux consacrés aux nouveaux enseignants qui décrochent de la profession. Dans toutes les sociétés développées, les problèmes rapportés par les nouveaux enseignants sont sensiblement les mêmes : surcharge de travail, mauvaises conditions de travail, administration trop contrôlante et laissant peu d’autonomie aux enseignants, classes difficiles, etc.

Or, je pense que ces problèmes, étant donné leur similitude d’une société à l’autre, ne découlent pas uniquement de phénomènes contextuels ou individuels. Ils sont causés en bonne partie à mon avis par l’évolution convergente de nos systèmes scolaires depuis une bonne trentaine d’années. En effet, depuis les années 1980, les systèmes scolaires et le personnel enseignant ont été confrontés à des vagues de compressions budgétaires. Au fil des décennies, ces compressions ont fini par affecter profondément les ressources et les moyens quotidiens utilisés par les enseignants pour soutenir leurs élèves. De plus, de manière contradictoire, les autorités politiques et scolaires, alors qu’elles réduisaient les ressources financières et humaines consacrées à l’éducation, ont exigé des enseignants d’agir en professionnels efficaces et d’être de plus en plus performants. En même temps, l’efficacité et la performance des enseignants ont été conçues de manière abstraite et standardisée, par exemple, à partir d’examens nationaux ou de comparaisons entre établissements ou entre pays. Le travail des enseignants a donc été en partie découplé des apprentissages réels réalisés par leurs élèves – apprentissages qui ne relèvent pas forcément d’une logique comptable – notamment en ce qui concerne les élèves en difficulté d’apprentissage désormais intégrés dans les classes ordinaires. Enfin, ces dernières décennies ont été marquées par de très nombreuses réformes scolaires qui ont soumis l’école à une logique d’obligation de résultats et de performance. Bref, la profession enseignante est de plus en plus mise sous pression; dans un tel contexte, il est normal que les nouveaux enseignants, qui sont encore en train d’apprendre leur métier, soient les premiers à souffrir de cette situation : ils découvrent que celui-ci ne correspond pas à leurs idéaux, ni ce à quoi les a préparés leur formation.

Comment soutenir les nouveaux enseignant?

Il existe une foule d’écrits sur les moyens à privilégier pour mieux soutenir les nouveaux enseignants. La recherche suggère principalement de mettre en place un système de mentorat dans les écoles afin d’accueillir les enseignants débutants, mais aussi de mettre en place un horaire de travail et une tâche allégés pour eux. Dans cet esprit, il importe de sensibiliser les directions d’établissement et les administrations scolaires afin qu’elles évitent de donner aux enseignants novices les classes les plus difficiles, comme cela est trop fréquemment le cas. Par ailleurs, le personnel enseignant a aussi un rôle important à jouer dans l’accueil des nouveaux collègues, notamment en mettant en place des communautés d’apprentissage professionnelles et en proposant aux nouveaux enseignants d’intégrer des réseaux, formels ou non, de partage et d’entraide pédagogique.

Tous ces moyens sont pertinents. Cependant, au-delà, il me semble que nous aurions intérêt collectivement à redonner aux enseignants le plaisir d’enseigner, en évitant de les surcharger de tâches, de réformes et d’activités administratives sans lien avec le cœur du métier : la relation aux élèves.

 

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Photo : iStock

Première publication dans Éducation Canada, septembre 2017

 

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Maurice Tardif

Professeur titulaire en fondements de l’éducation à l’Université de Montréal

Maurice Tardif, Ph.D., est professeur titulaire en fondements de l’éducation à l’Université de Montréal. Il est membre de l’Académie des sciences sociales de la Société Royale du Canada.

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