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Enseignement, Pratiques prometteuses

L’approche actionnelle dans l’enseignement des langues étrangères

La tâche comme déclencheur pour agir avec la langue 

Dans le deuxième chapitre du Cadre européen commun de référence pour les langues (CECR) figure une définition de l’approche dite « actionnelle », sous-jacente à l’ensemble du document publié par le Conseil de l’Europe (2000) :

« La perspective privilégiée ici est (…) de type actionnel en ce qu’elle considère avant tout l’usager et l’apprenant d’une langue comme des acteurs sociaux ayant à accomplir des tâches (qui ne sont pas seulement langagières) dans des circonstances et un environnement donnés, à l’intérieur d’un domaine d’action particulier (…). Il y a « tâche » dans la mesure où l’action est le fait d’un (ou de plusieurs) sujet(s) qui y mobilise(nt) stratégiquement les compétences dont il(s) dispose(nt) en vue de parvenir à un résultat déterminé[1]

Pour un enseignant qui tenterait d’opérationnaliser cette définition très générale, il s’agirait de concevoir une tâche la plus « authentique » possible, incitant les apprenants à simuler une action telle qu’elle se déroulerait dans la vie réelle, transformant ainsi la salle de classe en une sorte de laboratoire d’essai plongeant les élèves dans un exercice les préparant à devenir des « acteurs sociaux ». La tâche devra être orientée vers un résultat concret et conçue de telle sorte que les élèves puissent mettre en œuvre un ensemble de compétences, notamment celle de communiquer langagièrement.

C’est ce que nous avons entrepris, en collaboration avec quatre enseignants, dans le cadre d’une recherche sur l’enseignement-apprentissage de la lecture en allemand langue étrangère, dans quatre lycées genevois.  Cette recherche en cours a pour but principal  d’étudier l’impact sur ce qui s’enseigne et s’apprend en classe dans les domaines de la lecture et de la production de textes. L’introduction d’une de ces tâches par l’enseignant consiste à faire lire des textes informatifs sur l’Allemagne dans le but de produire une page de programme dans un magazine de voyage adressé à des touristes genevois.

Cette activité proposée aux élèves « traduit » l’idée d’une approche actionnelle selon le CECR, dans la mesure où elle met les élèves dans le rôle d’un concepteur de voyage (acteur social) qui doit produire un programme de voyage (résultat), en cherchant des informations dans des textes mis à disposition (environnement). La compétence « à communiquer langagièrement » se rapporte ici essentiellement à la réception/production de textes, impliquant des savoirs, mais aussi des savoir-faire d’ordre stratégique. La tâche, conçue comme travail de groupe, devrait aussi mobiliser l’expression orale – soit en langue maternelle soit dans la langue cible – et des stratégies de résolution de la tâche.

A partir de la mise en place de ce dispositif, la question centrale que nous nous posons est celle des transformations que subit une tâche « authentique » sous l’effet des interactions en classe. Quels contenus sont enseignés? Sur quels contenus les élèves travaillent-ils? De quels moyens disposent-ils pour accomplir la tâche? Qu’apprennent-ils?

Pour répondre à la question des contenus présentés, l’enseignant introduit la tâche en mentionnant l’activité principale, d’une manière générale (« vous allez écrire un texte »). Il décrit le contexte de la tâche (« agence de voyage à Genève spécialisée dans les voyages en Allemagne ») et le rôle joué par les élèves (concepteur de programme). Il nomme ensuite le genre textuel à produire (esquisse d’un prospectus de voyage), précédé de quelques lignes de publicité. Le contenu général est également évoqué (un voyage d’une semaine incluant Berlin et Hambourg).

Dans un deuxième temps, la tâche et le discours de l’enseignant qui l’accompagne, font ressortir le statut du texte à lire, en tant que source d’informations qui alimente le texte à produire. On voit bien que l’introduction de la séquence consiste exclusivement en une explication de la consigne qui permet une mise en place du dispositif didactique. Aucun contenu, qu’il soit d’ordre langagier (ex. : un rappel de structures langagières importantes pour le genre à lire/produire) ou stratégique (stratégies de lecture, de production, moyens à disposition) n’est évoqué.[2]  On est bien dans une mise en activité censée mobiliser, chez les élèves, « les compétences dont ils disposent » déjà.    

Les procédés utilisés par les élèves mettent en évidence la manière dont ils s’appuient ou non sur leurs savoirs concernant les genres textuels à lire et à produire. L’analyse de leurs échanges montre aussi les obstacles qu’ils rencontrent lorsqu’ils tentent d’articuler ces deux activités au sein d’une même tâche, les limites d’un usage des textes informatifs comme source d’informations pour la production d’un prospectus de voyage et la nature du travail langagier entrepris. 

Du texte informatif au prospectus de voyage : quel agir langagier?  

C’est une banalité, mais la première fonction d’un texte informatif est d’informer et, au-delà, d’élargir son horizon, d’enrichir sa vision des choses et de se débarrasser ainsi de certains stéréotypes. Les textes « source » proposés aux élèves contiennent des informations sur les villes de Berlin et Hambourg, que les élèves ne connaissent que partiellement, voire pas du tout. Les textes remplissent de ce point de vue leur fonction première qui est l’acquisition de nouvelles connaissances. De fait, certains passages suscitent par moment des échanges entre les élèves sur des aspects géographiques, culturels ou historiques de l’Allemagne : à titre d’exemple, l’histoire de la chute du mur de Berlin.

Les élèves sont ici dans la phase de lecture d’un texte sur la ville de Berlin. Ils mettent en œuvre toute une série de techniques et stratégies de lecture (soulignement des sous-titres, de mots-clés, inférence de mots inconnus) et utilisent leurs savoirs sur l’histoire du mur comme stratégie leur permettant de comprendre ou de vérifier la compréhension de mots compliqués autour du champ sémantique de la chute du mur (Fall der Mauer) et de la réunification des deux Allemagne (Wiedervereinigung). La lecture du passage permet en même temps de consolider ce savoir historique, voire d’amorcer des nouveaux apprentissages sur la ville (date de sa fondation).

Mais, la nécessité d’entrer dans la tâche de production a très vite pour effet une lecture qui se focalisera sur les sites touristiques et les activités à proposer au public visé. Les élèves discutent des contenus à choisir pour attirer les gens à Berlin. C’est, disent-ils, la capitale avec une vie culturelle intense (films, musique, théâtres) et des boîtes de nuit pour se détendre le soir.

D’autre part, lors de la recherche d’idées pour concevoir le programme, très vite les textes lus n’arrivent plus à remplir leur rôle de source d’idées, soit parce que les élèves n’y trouvent pas suffisamment de sites à visiter, soit parce qu’ils se heurtent aux contraintes du genre à produire, qui exige aussi la prise en charge au niveau de la logistique (transports, logement, nourriture, temps). Les élèves font alors le choix d’inventer cette partie du voyage, s’appuyant sur leurs connaissances du monde en ce qui a trait à l’élaboration des voyages organisés. Ils recourent alors à des stéréotypes, s’éloignant ainsi des textes lus.

Le contraste entre les deux moments d’échanges, l’un en activité de lecture, dans une posture de lecteur conforme au genre textuel, l’autre en situation de production qui tient compte du destinataire et de ses besoins, illustre les contraintes du genre et la difficulté du passage de l’un à l’autre. La tâche qui visait à guider une lecture de type sélective, orientant celle-ci vers les informations nécessaires pour pouvoir décider du contenu du texte à produire, montre ses limites, du moins en termes de guide à la production. Si la rédaction d’une brève publicité suivie d’une description chronologique d’un programme de voyage peut se nourrir, au niveau des idées, d’un texte lu sur l’Allemagne, elle ne peut pas faire l’impasse d’une réflexion sur la fonction communicative de ce genre et des moyens linguistiques pour y parvenir. Or, en l’absence d’une tâche qui permette de travailler ces contenus langagiers, les élèves font ce qu’ils peuvent, en mobilisant leurs savoirs sur le genre dans leur langue maternelle, leurs connaissances du monde et de la ville de Berlin pour rajouter dans leur programme une visite du musée Holocauste, pas mentionné dans le texte lu. Leur démarche consiste à discuter, dans la langue de scolarité (L1), des choix et de l’organisation des contenus qu’ils traduisent ensuite mot par mot, phrase par phrase mobilisant des savoirs sur la langue cible qui ont essentiellement trait à l’orthographe, la grammaire, le choix des mots.

Agir avec la langue en apprenant à maîtriser les genres textuels… en langue cible (L2)

Contrairement à des situations d’usage de la langue en dehors de l’école, ce qui compte ou devrait compter en classe, c’est le processus d’apprentissage, davantage que le résultat.

La tâche proposée contient un double paradoxe. Le premier paradoxe réside dans le fait qu’elle fait travailler les élèves, dans le sens évoqué plus haut, d’une mobilisation des savoirs et savoir-faire orientée vers un résultat (le produit écrit). Dans ce sens, on peut dire que le but est atteint. Les élèves ont suivi la consigne, ils ont réussi à produire un texte acceptable en utilisant leurs savoirs. Lorsqu’on observe de près le processus, on peut néanmoins se demander ce qui a été appris de nouveau lors de l’accomplissement de cette tâche. Il s’agit bien d’une tâche scolaire, avec le but de permettre aux élèves d’apprendre … des contenus, des nouveaux outils, de la langue. Contrairement à des situations d’usage de la langue en dehors de l’école, ce qui compte ou devrait compter en classe, c’est le processus d’apprentissage, davantage que le résultat. La tâche fait sens et peut motiver les élèves dans la mesure où elle est conçue à partir des pratiques sociales de référence, mais elle décourage lorsque trop d’obstacles d’ordre linguistique se présentent. C’est ce qui est visible aussi, et c’est là un second paradoxe, dans le recours continuel à la langue maternelle, surtout dans la phase de production du texte. Cette manière de procéder va à l’encontre de ce qui est visé, surtout chez des élèves plus avancés, à savoir une utilisation de la langue cible qui se libère progressivement de l’appui de la langue maternelle lors de l’écriture et de la prise de parole.

On serait alors à la fois du côté de « l’agir d’usage » tout en créant les conditions nécessaires à « l’agir d’apprentissage », remplissant ainsi la mission fondamentale de l’école.

A partir de ces quelques constats, on peut faire l’hypothèse qu’un enseignement explicite du genre textuel, c’est-à-dire de ses fonctions, conventions et formes langagières qu’il prend dans la langue-cible présenterait un certain nombre d’avantages. Il permettrait d’abord aux élèves d’entrer avec plus de facilité dans des activités basées sur des textes à lire/écrire dans la mesure où ils disposeraient de (nouveaux) moyens linguistiques pour s’exprimer. L’étude de moyens langagiers utilisés fréquemment dans des brochures de voyage rédigées en allemand, tels que la manière de s’adresser au destinataire ou la structure textuelle favoriserait une démarche plus « descendante ». Celle-ci tiendrait davantage compte du niveau du texte, favorisant ainsi un recours plus direct à des moyens langagiers sans passer par une traduction systématique et linéaire. Une maîtrise plus affirmée de la fonction et forme des genres textuels en langue cible peut ensuite inciter à une réflexion sur la spécificité de la langue et culture cible et – d’une manière plus générale – une conscience de leur usage qui peut différer de celui en langue maternelle. L’approche par le genre textuel aurait finalement l’avantage de pouvoir enseigner la lecture et l’écriture de manière intégrée, soit en travaillant sur un même genre, soit sur des genres différents, mais en présentant plusieurs textes « sources » possibles, qui seraient abordés à la fois en lecture (ex. : en travaillant des stratégies de lecture propres au genre) et dans une visée de production, en pointant leur potentiel et leur limites en termes de textes sources, aussi bien au niveau notionnel que langagier. Dans cette optique, l’objectif final d’une séquence didactique « produire un programme de voyage » pourrait se décliner en deux étapes. La première phase d’enseignement mettrait au centre de la lecture de textes informatifs (article de journal, article encyclopédique, extrait d’un récit de voyage, etc.) dans le but d’entraîner la lecture de ce type de textes tout en y puisant des idées de production. La deuxième étape viserait l’analyse des caractéristiques textuelles de programmes de voyages en vue de la production. On serait alors à la fois du côté de « l’agir d’usage » tout en créant les conditions nécessaires à « l’agir d’apprentissage »[3], remplissant ainsi la mission fondamentale de l’école.

*EXPLOREZ LA NOUVELLE ÉDITION D’ÉDUCATION CANADA, PORTÉE PAR VOICED RADIO (MARS 2022)

RECAP – The action-oriented approach recommended by the Common European Framework of Reference for Languages (CEFR, 2000) continues a trend toward communicative language teaching that began in the 1970s and 1980s. The issue of having students interact in authentic situations is not new. However, few scientific studies have been undertaken to allow us to track this so-called “change in paradigm” by investigating what is actually being taught and learned in the classroom. This article attempts to show the effects that a teaching device has had on the German reading and writing skills of Francophone students in Year 13. (These are 17-year-old students who have been learning German for seven years.) This article answers the following questions: What knowledge and skills do these students apply to reading and writing? Are they informed by the textual genre in question? What effects do writing tasks have on the reading process?


[1] Conseil de l’Europe (2000).Un cadre européen commun de référence pour les langues. Apprendre, enseigner, évaluer. Strassbourg, (p. 15, soulignement par l’auteure) Document consultable en ligne : www.coe.int/t/dg4/linguistic/Source/Framework_FR.pdf

[2] Pour une analyse plus systématique des gestes didactiques dans ce genre de dispositif voir Jacquin (2011). Lire des textes informatifs en allemand L2 : quel(s) objet(s) enseignés dans quels dispositifs didactiques? A consulter sur : www.inrp.fr/archives/colloques/travail-enseignant/contrib/91.htm

[3] Puren, C. (2006). De l’approche communicative à la perspective actionnelle, Le Français dans le Monde, 347, 37-40.

Apprenez-en plus sur

Marianne Jacquin

Marianne Jacquin est chargée d’enseignement en didactique de l’allemand à l’Institut de formation des enseignants du secondaire (IUFE) de l’Université de Genève. Ses recherches portent sur la didactique du français et de l’allemand langue étrangère et plus particulièrement sur l’enseignement de la lecture et de l’écriture. 

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