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Enseignement, Politique, Programmes

La réforme du programme d’études : le mieux est à venir si…

Nous avons donc un programme d’études nouveau. Malgré les difficultés et les moments de brouhaha, l’opération a été menée à son terme. Deux cohortes d’élèves ont du début du primaire à la fin du secondaire suivi un tel programme d’études sans qu’on ait observé les catastrophes annoncées par certains. Ce sont là deux raisons pour se réjouir ou pour se dire : mission accomplie et passons à autre chose.

Penser ainsi serait une erreur. Au contraire, maintenant que les choses sont plus claires, c’est le moment de faire produire à ce programme d’études, surtout au secondaire, tous les effets qu’on peut en attendre pour la formation des élèves. C’est le moment pour que les enseignants, surtout ceux du secondaire, « prennent en main » les contenus qu’ils ont à enseigner et les « mettre à leur main » de façon à ce que les élèves en tirent le meilleur bénéfice qui soit.

« Prendre en main le programme », c’est bien comprendre et maîtriser le contenu des matières qui le constitue

Pourquoi? Il ne faut pas sous-estimer les changements qui ont été portés dans toutes les matières du nouveau programme d’études, à l’exception de l’étude de la langue maternelle, le français. Bien sûr, on fait toujours des mathématiques ou des sciences ou de l’histoire ou de la géographie, mais les deux perspectives qui ont servi à élaborer le contenu des matières du programme nouveau (plus grande importance donnée aux savoirs durables,  perspective culturelle plus accentuée cf. article Un programme d’études nouveau) ont changé ces contenus. Comparez les contenus des cours de sciences et d’histoire du primaire de l’ancien programme avec ceux du nouveau, comparez les contenus des cours de sciences ou d’histoire ou de géographie du premier cycle du secondaire de l’ancien programme et ceux du nouveau, comparez les séquences de mathématiques et des sciences du deuxième cycle du secondaire de l’ancien programme et celles du nouveau… je pourrais continuer ainsi et vous verrez bien que ce n’est pas la même chose.

Sans doute, l’enseignant qui enseigne ces matières n’est pas tout à fait perdu. Sans doute, pensent certains, même s’ils n’osent pas le dire, faute de savoirs suffisants par les enseignants eux-mêmes dans ces matières, les manuels y suppléeront. Mais peut-on accepter ce fait? Quelle sera la valeur d’un enseignement où des enseignants n’auraient comme on dit,  « qu’une leçon d’avance sur les élèves »? Il n’y a aucune honte à devoir se recycler, à réapprendre ce qu’on connaît mal. Les professeurs de cégep des programmes techniques ont eu affaire à des recyclages autrement douloureux pour faire face aux changements que la révolution numérique a entraînés dans leur enseignement.

Or ce problème de l’appropriation des contenus du nouveau programme d’études a-t-il été pris en main? Pas seulement en donnant des informations ou par une mise à jour superficielle, mais par une formation qui permettrait aux enseignants une appropriation plus assurée de leur matière? Poser la question, c’est connaître la réponse. Mis à part le nouveau cours d’éthique et culture religieuse, à ma connaissance, aucune autre formation structurée portant sur les contenus des matières du nouveau programme d’études n’a été mise sur pied par le ministère. L’a-t-elle été localement? J’en doute. Conséquence, l’enseignement de certaines matières du nouveau programme est déficient ou négligé. C’est, par exemple, presque partout le sort de l’enseignement des sciences au primaire.

Mettre les contenus du programme « à sa main », c’est développer les pratiques enseignantes qui conviennent au but recherché

« Posséder bien sa matière » comme on dit dans le métier, est la condition nécessaire d’un bon enseignement, mais ce n’est pas une condition suffisante. Enseigner, ce n’est pas exposer devant les élèves ce qu’on sait, enseigner c’est faire en sorte que les élèves s’approprient ces contenus. Et c’est pourquoi enseigner c’est nécessairement faire de la pédagogie. Le pédagogue, c’était l’esclave qui conduisait, en le tenant par la main, l’enfant à l’école. On n’enseigne que pour que l’élève apprenne. Cette manière d’enseigner, cette manière de tenir la main, c’est la pédagogie. Or je constate que pendant que le programme d’études s’implantait dans les classes, on a parlé beaucoup de « pédagogie », la réforme du programme d’études elle-même ne serait qu’une réforme « pédagogique » ou même simplement un « renouveau pédagogique ». Mais dans les faits, qu’est-ce qu’il y a eu derrière ces belles formules?

Il y a eu une promotion des méthodes pédagogiques, de méthodes en soi qui s’appliqueraient à toutes les matières. Mais ce n’est pas ainsi que se passent les choses pour l’enseignant dans la classe. Enseigner, c’est convertir le contenu de ce qu’on sait dans des formes pédagogiquement efficaces certes, mais ces formes doivent tenir compte de la matière à enseigner et des difficultés propres pour faire maîtriser cet objet aux élèves. Enseigner l’histoire, ce n’est pas enseigner les mathématiques. Or, tout l’accent a été mis sur la pédagogie en général, alors que les problèmes que doit affronter l’enseignant dans le nouveau programme d’études sont des problèmes d’enseignement de la matière qu’il enseigne, des problèmes de didactique.

Je constate aussi que sous prétexte que le nouveau programme d’études serait un programme selon « l’approche par compétences », se met en place dans les écoles secondaires, une formule d’enseignement qui donne beaucoup de place à la prise en considération des « situations d’apprentissage et d’évaluation » (SAÉ). Faire prendre conscience aux élèves que ce qui est appris à l’école ce sont des productions culturelles (langue, mathématiques, science, technologies, institutions politiques ou sociales, arts…) qui marquent la société où il devra vivre est une chose nécessaire. Mais tout le discours autour d’une telle approche semble dire que l’élève ne pourra utiliser ce qu’il a appris à l’école que si les apprentissages ne présentent que des situations réelles. Or c’est là une erreur de pédagogue sans expérience : croire que le chemin pour atteindre un résultat doit être de même nature que le résultat. L’expérience dit autre chose : si vous voulez que l’élève pense par lui-même, ne vous contentez pas de lui demander ce qu’il pense, faites-lui fréquenter les pensées de ceux qui ont pensé avant nous. À leur contact, il se formera à penser. De même, ce n’est pas en faisant faire à l’élève les apprentissages sur les contenus uniquement dans les situations réelles qu’on arrivera à lui permettre de les maîtriser au point qu’il sera capable de faire les « transferts » de ce qu’il a appris dans les situations réelles.

On touche là un des vrais défis que présente le programme nouveau, celui de l’appropriation par l’élève de savoirs durables qui lui permettront ces « transferts ». Or, la pratique qu’avait introduite la réforme du programme d’études des années 1980 avait généralisé chez les enseignants du secondaire des formes d’enseignement skinnériens. L’objet d’apprentissage que doit maîtriser l’élève est subdivisé en tous petits éléments (objectifs et sous-objectifs). Puis, régulièrement, par des tests objectifs, on mesure si le contenu d’une étape est maîtrisé par l’élève. S’il réussit le test, on continue, sinon on revient en arrière et on recommence. Pendant près de trente ans, c’est cette forme d’enseignement qui a été préconisée. Bien sûr, il y a eu des enseignants qui ont décidé de ne pas s’enfermer dans ce carcan. Mais beaucoup ont suivi le mouvement, d’autant plus que les examens ministériels étaient des tests à « questions fermées » et incitaient à pratiquer la forme d’enseignement qui allait avec cette forme d’évaluation.

On peut enseigner ainsi et les services de formation générale des adultes ont poussé l’organisation de cette forme d’enseignement à sa limite. Il y a encore deux ans, on pouvait l’observer, partout en formation générale des adultes. Enseignement modulaire, progression individuelle de l’élève, autoapprentissage assisté, des élèves de différents niveaux travaillant dans la même classe et, assis à son bureau, un enseignant qui, selon la formule utilisée dans le milieu de la formation générale des adultes, « fait du dépannage bureau ».

Cela a laissé des traces

Or c’est ce même modèle de programme d’études et les instruments qui permettent de réguler les apprentissages réalisés qui ont été massivement utilisés dans l’enseignement des jeunes pendant presque 30 ans, même si on n’a pas été à la limite de l’organisation scolaire que cela suppose. Et cela nécessairement laisse des traces. Dans cette forme d’autoapprentissage de l’élève il n’y a pas d’exposé de l’enseignant, il n’y pas de « travaux » de l’élève (l’étude est son travail) et donc même si l’organisation pour les jeunes ne fut pas celle des adultes, des pratiques qui sont normales dans un tel système se sont diffusées même dans l’enseignement des jeunes. Il y a plusieurs années, un professeur de physique d’une école secondaire de Montréal m’a dit qu’il n’apportait jamais de travaux de ses élèves à corriger chez lui. Et cela en toute bonne conscience. Ce n’était pas un paresseux. Il faisait ce que le système demandait : il n’y avait pas de travaux nécessaires pour que les élèves apprennent ce qui était demandé dans les examens; la correction des tests objectifs à « question fermée » suffisait pour valider leur progression;  la réussite de ses élèves aux examens ministériels confirmait la qualité de son enseignement.

Mais que ferait cet enseignant dans la nouvelle situation créée par le nouveau programme d’études? Le connaissant, il aurait certainement changé de pratiques. Je connais une école secondaire de la région de Montréal qui s’est posé une telle question. Le nouveau programme d’études amènera-t-il l’école et les enseignants à des pratiques différentes? Dans cette école secondaire, dès sa création — et les architectes dans l’organisation des espaces avaient tenu compte de ce fait — tous les élèves inscrits suivaient un enseignement modulaire permettant une progression individuelle. Leur présence à l’école n’était pas obligatoire. Les programmes par objectifs et les évaluations par tests à « questions fermées » encadraient la démarche des élèves qui avançaient à leur rythme. Par la suite, constatant le « flânage » des élèves adolescents, l’école rendit leur présence obligatoire, mais dans les classes chaque élève faisait son travail et avançait à son rythme. Puis plus tard, confrontée à des problèmes de demande et d’attraction de sa clientèle naturelle, elle ouvre une section de programme international. Voyant approcher la réforme, les enseignants s’interrogent sur les changements que cela entraînera dans leur école : leur faudra-t-il élaborer sous forme modulaire le nouveau programme pour permettre un enseignement individualisé? Ou bien leur faudra-t-il revenir à l’organisation scolaire habituelle des écoles secondaires? Et dans ce cas quels changements faudra-t-il introduire dans leurs pratiques d’enseignants habitués au « dépannage bureau »? J’ai passé quelques heures dans cet établissement scolaire pour observer ce qui se faisait et ensuite réfléchir avec eux.

Répondre à la dernière question fut pour moi facile. Certains enseignants enseignaient le même type de cours (maths, sciences, français) dans la section du programme modulaire et dans la section du programme international. Ils purent, eux-mêmes, dire la différence, la différence pour les élèves, la différence quant à leur satisfaction professionnelle, mais surtout la différence des pratiques qu’ils utilisaient par rapport à celles du « dépannage-bureau » (mise en situation, exposés, types d’exercices, types de travaux…) et les intentions pédagogiques qu’il y avait derrière ces pratiques. Or à partir du moment où le nouveau programme d’études n’est plus présenté sous l’habillage des programmes à approche skinnérienne et que les enseignants n’ont plus les batteries de tests à « questions fermées » qui leur permettaient de « mener la classe », il faut bien qu’ils développent d’autres pratiques d’enseignement.

Pour que la moisson soit belle

Et c’est ce qu’ils font, parfois isolés, parfois en groupes. Il y a actuellement dans les réseaux des écoles secondaires, encore fragile, encore minoritaire, portée par de jeunes enseignants et quelques conseillers pédagogiques, l’esquisse du développement d’un mouvement professionnel puissant, celui du « praticien réflexif », un mouvement qui vient de ceux qui ne veulent pas seulement se contenter de « suivre le programme » comme on dit, mais qui veulent construire — et parfois le faire, ce sera reconstruire – l’écologie des pratiques qui permettront aux élèves de s’approprier les contenus de ce nouveau programme d’études, tout en développant chez eux certains savoir-faire intellectuels, contenus et savoir-faire dont ils se serviront toute leur vie.

Mais on ne peut pas laisser ces travaux, ces savoirs d’expérience qui se développent ainsi, actuellement, dans l’ombre, dans l’isolement. Il faut que les dispositifs qui avaient été mis en place pour implanter la réforme du curriculum soient revus ou transformés pour s’ajuster à cette nouvelle frontière, celle de la « mise à leur main » par les enseignants des contenus du nouveau programme dans leurs pratiques d’enseignant de français, d’histoire, de sciences, de géographie, de maths, d’art, etc. Pour implanter le programme d’études, on a utilisé une approche verticale. On est parti du haut, on s’est appuyé sur des intermédiaires porteurs du discours, on a informé et parfois organisé des formations. Ce qui maintenant devrait être réalisé est différent. Il faut susciter des manières de faire, les faire connaître, organiser des échanges autour d’elles, proposer des chantiers de travail sur ces questions. Aussi, l’approche à utiliser doit être horizontale, c’est celle de la création et de l’animation des réseaux. Dans la nouvelle phase, c’est sur les associations professionnelles d’enseignants qu’on devrait s’appuyer pour animer un tel réseau de « praticiens réflexifs ». Ces associations existent. 8 000 enseignants sont membres d’une vingtaine d’associations, regroupées au sein du Conseil pédagogique interdisciplinaire du Québec.

Le meilleur curriculum d’études théorique ne fait pas nécessairement le meilleur curriculum réel dans les classes. Une fois le curriculum officiel établi, la différence viendra de ce que les enseignants en feront. Certains pensent que les enseignants sont incapables de déterminer les meilleures pratiques qui permettront d’atteindre les objectifs du  curriculum

théorique et qu’il faut donc « formater », « modeler » leur enseignement. Ce n’est pas là mon opinion. Non seulement parce que ce type d’« enseignant applicateur » ne correspond pas à ma conception du rôle de l’enseignant, mais aussi parce que ceux qui pensent ainsi ignorent ce qu’est ce métier, les savoirs d’expérience qu’on y développe et mettent donc en branle des systèmes qui ne s’avèrent au bout du compte ni efficaces ni efficients. Non, les énergies (et l’argent) doivent être mises ailleurs : dans l’organisation, le soutien, l’animation du réseau des « praticiens réflexifs » du nouveau programme d’études.

C’est pourquoi je dis que le meilleur est à venir si…

Première publication dans Éducation Canada, janvier 2013

 

RECAP – Quebec’s curriculum reform has two fundamental dimensions: the importance attributed to sustainable knowledge and the cultural perspective. Clearly, teachers must comprehend and master subject content but the true challenge is students’ acquisition of sustainable knowledge that will enable them to “transfer” it to real life situations. Once the official curriculum has been established, the difference lies in what teachers do with it. The author laments the fact that, in implementing this reform, the focus has been placed on education in general, whereas the problems that teachers should address in the new curriculum are didactic issues. According to Paul Inchauspé, the best is yet to come if… the preferred approach is that of a powerful professional movement: networks of “reflective practitioners.” In the new phase, professional teachers’ associations should be relied on to lead this type of network and all energy should converge in this direction.

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Paul Inchauspé

Paul Inchauspé, ex-président du Groupe de travail ministériel sur la réforme du curriculum d’études, a été impliqué dans des travaux qui ont mené des propositions de réforme du curriculum d’études du primaire et du secondaire. Et cela à plusieurs titres, comme membre du Conseil supérieur de l’éducation (1988-1996), du Comité Corbo, dit comité des sages, (1994), commissaire des États généraux sur l’éducation (1995-1996), président du groupe de travail ministériel sur la réforme du curriculum d’études du primaire et du secondaire (1997). Le rapport de  ce groupe de travail porte le nom Réaffirmer l’école (Québec, 1997). Il est l’auteur du livre Pour l’école, Lettres à un enseignant sur la réforme des programmes (Montréal, Liber, 2007).

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