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Design technopédagogique, Enseignement

La citoyenneté : des enjeux humains à l’ère du numérique

Les défis de la relation humain-machine mis en jeu

Cet article présente les divers défis que représente l’ère numérique dans le monde de l’éducation, dont l’incroyable quantité d’information disponible aujourd’hui, la nouvelle nature des relations humaines, l’essentiel rôle de l’esprit critique, la bonne étiquette numérique et l’apprentissage d’une conscience éthique en ligne.

Que signifie être un citoyen à l’ère du numérique en 2018? Les enjeux de la citoyenneté diffèrent-ils tant depuis que nous faisons partie de sociétés numériques? Sommes-nous si loin de Socrate, qui a vu naitre cette notion en Grèce antique? Que nous révèle l’étymologie du mot? Jetons-y un coup d’œil pour mieux cerner le cadre de notre réflexion.

Origine du mot citoyen1 :

  1. (Antiquité) Homme libre de l’Empire romain, doté de droits politiques dans une cité.
  2. (Antiquité) Homme libre appartenant au corps civique dans les cités de la Grèce antique
  3. (Politique) Personne faisant partie de ceux qui, dans un état organisé, jouissent des mêmes droits et obéissent aux mêmes lois.
  4. Celui qui habite dans une ville et y jouit du droit de cité.

À la lumière de ces définitions, nous pouvons retenir certains principes incontournables comme celui de liberté, de communauté, de droits et de lois. En quoi ces notions sont-elles encore actuelles? Existe-t-il de nouveaux paramètres en raison du numérique? C’est ce que nous explorerons dans le présent article.

Le citoyen et l’information

Jamais dans l’histoire de l’humanité n’avons-nous jamais été submergés par autant d’informations. Alors que les siècles passés ont permis aux humains de s’adapter par la relative lenteur de l’apparition de nouveaux savoirs; il en va tout autrement au 21e siècle où nous avons accès à un savoir exponentiel qui dépasse les limites individuelles d’appropriation.

Si l’intelligence artificielle permet un traitement accéléré de l’information, qu’adviendra-t-il de l’humain qui souhaite exercer son rôle de citoyen bien informé et engagé à l’ère du numérique? Faudra-t-il, comme le propose Harari procéder à des modifications génétiques qui provoqueraient une augmentation neuronale de la population, afin qu’elle soit en mesure de suivre l’évolution des machines2? Fort heureusement, les chercheurs s’entendent pour dire que nous sommes encore loin de ce type de greffe.

Les sources d’informations ont explosé avec la multiplication des plateformes et le citoyen moyen peut non seulement trouver l’information en plusieurs lieux, mais il peut aussi la commenter à sa guise. Au-delà de la démocratisation de l’accès au savoir, nous assistons au même moment à une libération, à une démocratisation du « droit de cité » avec toutes les implications qui s’en suivent. Pour cela, il suffit de penser à l’opposition entre ce qui appartient à l’individuel et au collectif ou encore entre la vie privée et la vie publique sur les médias. Avec cette démocratisation apparaissent alors des droits et des responsabilités pour bien vivre ensemble.

Le vivre ensemble

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Illustration : Butterfly Creative Commons sur Pixabay

Si l’on définit le vivre ensemble comme « la cohabitation harmonieuse entre individus ou entre communautés » 3, il y a fort à parier que cela ne relève pas de ce qui est inné et que la citoyenneté numérique (ou non) est un construit identitaire qui doit être appris. C’est du moins la conclusion à laquelle sont arrivés 1250 jeunes rencontrés par l’Institut du Nouveau Monde (INM) en 2018. Les jeunes se sentent interpelés et demandent à ce que l’école les prépare dès le plus jeune âge à cette société numérique, ils réclament aussi des échanges entre communautés pour favoriser le dialogue, pour contrer la stigmatisation de certains groupes et ainsi favoriser une meilleure cohésion sociale. « De l’avis des jeunes participants, le développement d’un esprit critique est essentiel » 4.

Ces jeunes appellent la naissance d’une écologie numérique où pourrait s’exercer une autorégulation des pratiques et des comportements, et ce, particulièrement sur les réseaux sociaux : ce qui est loin d’être le cas à l’heure actuelle. Cet appel prend appui sur des qualités humaines qui doivent être apprises pour soutenir ce vivre ensemble. Les principales qualités relèvent de l’écoute de l’Autre, des relations interpersonnelles, de l’empathie, de l’intelligence émotionnelle et du jugement critique. Une des missions de l’école n’est-elle pas justement de former les élèves à socialiser avec les membres de leur communauté? Communauté qui n’a d’ailleurs plus de frontière avec le numérique.

L’école pour socialiser

L’avènement du numérique à l’école n’a pas fini de bouleverser les pratiques d’enseignement. Au-delà de la désinstitutionnalisation des savoirs qui a donné un grand coup à l’école, force est de constater que le rôle de l’enseignant n’en est plus un de transmetteur de connaissances. Il devient celui qui aide l’élève à apprendre.

L’enseignant à l’ère du numérique devient celui qui guide ses élèves à apprendre à apprendre : ce qui crée tout un changement de paradigme. Pas surprenant que l’apport des neurosciences en éducation soit si bien accueilli. Comment réagit le cerveau au moment de l’apprentissage? Quelles sont les meilleures stratégies d’apprentissage ou d’étude? Voici autant de facteurs métacognitifs que les enseignants utilisent maintenant en classe pour aider les élèves dans leurs apprentissages.

Elephant young, Creative Commons sur Pixabay
Il n’aura jamais été aussi important d’apprendre à apprendre
Photo : Elephant young, Creative Commons sur Pixabay

Il en va de même avec la citoyenneté à l’ère du numérique. Les élèves ne demandent pas mieux que d’être instruits des bonnes pratiques à développer. De plus en plus de référentiels voient le jour pour aider autant les enseignants que les élèves à acquérir ces habiletés citoyennes, notamment la pensée critique. D’ailleurs, cette compétence ressort de façon systématique lorsqu’il est question des apprentissages du 21e siècle à l’école. La professeure Desmet (Université de Nice Sophia Antipolis) a défini 5 compétences clés lors de son passage à l’Université d’été de Ludovia#15. Elle faisait mention de la créativité, de la collaboration, de la résolution de problèmes, de la pensée informatique et de la pensée critique « dans sa capacité à développer une réflexion critique indépendante » 5.

Développer le jugement critique

La recherche documentaire s’avère une merveilleuse porte d’entrée pour sensibiliser les élèves aux règles du numérique, car les élèves s’y retrouvent d’instinct. « Avec la convivialité des moteurs de recherche et des médias sociaux, il n’est pas étonnant que les élèves cherchent de l’information en priorité sur le Web. Cette habitude les confronte toutefois à la surinformation, à la désinformation et au respect des droits d’auteur quand ils doivent chercher, évaluer et utiliser de l’information en contexte scolaire » 6.

Ainsi, il importe d’amener les élèves à remettre en question les informations qu’ils trouvent, notamment quant à leur pertinence et à leur crédibilité. Toujours selon les mêmes chercheurs, il est important « de semer le doute quant à l’information qu’ils trouvent et de les exposer à la désinformation afin qu’ils reçoivent un vaccin informationnel qui les protègera tout au long de leur vie » 7

 

Image: Main-Robot-Humain Creative Commons sur Pixabay
Instaurer le doute, comme réflexe d’apprentissage dans notre rapport machine-humain          Image : Main-Robot-Humain Creative Commons sur Pixabay

L’école a un rôle essentiel à jouer pour « inoculer » les élèves et leur fournir les bonnes stratégies pour contrer, d’une part, les fausses informations et, d’autre part, leur enseigner les principes d’une bonne nétiquette. Quelles sont les traces que je laisse de ma navigation? Quel est l’auditoire auquel je m’adresse? Ai-je validé les droits de publication des informations, des photos et des vidéos que je mets en ligne? Ai-je demandé les autorisations avant de relayer des contenus de mes « nombreux amis » sur Facebook, Twitter, Instagram de ce monde? Ai-je pris un moment de réflexion avant de réagir à une publication sur les réseaux sociaux? Est-ce que j’aimerais recevoir le commentaire que je m’apprête à publier? Est-ce que je connais vraiment l’identité de mon vis-à-vis? Comment m’assurer que je n’ai pas affaire à un troll?

On le voit, toutes ces questions amènent le citoyen de l’ère du numérique dans une posture autoréflexive exigeante, mais combien essentielle. Quiconque a une adresse courriel ou un statut sur les réseaux sociaux laisse derrière lui une foule de traces qui constituent son empreinte numérique. Il est possible, bien sûr, de paramétrer ses différents comptes, mais qui le fait réellement? Un bien faible pourcentage de la population. C’est ainsi que des employeurs retiennent ou rejettent des candidatures pour des emplois potentiels à la suite de quelques clics.

Savoir gérer sa citoyenneté

Les traces que nous laissons nous suivent plus longtemps que nous pouvons le croire, d’autant qu’elles ne nous appartiennent plus lorsque nous les publions. Pour s’en convaincre, il suffit de lire les conditions d’utilisation des différents sites que nous fréquentons. Mais, en réalité, qui les lit? Ainsi, il ne faudrait pas penser que de vieilles photos gênantes que vous avez effacées de vos sites ont disparu à jamais. Elles n’apparaissent effectivement plus dans vos données, mais combien de fois sont-elles diffusées, sans même que vous ne le sachiez, avant que vous ne les retiriez? Effectuez une recherche à votre nom sur un moteur de recherche et vous pourriez être étonné de ce que vous découvrirez.

Être un citoyen à l’ère du numérique appelle un niveau de conscience et d’éthique élevé. Il faut être en mesure d’assumer les propos que nous mettons en ligne : ce « savoir publier » dont fait mention mon ami Jacques Cool, directeur du CADRE21 au Québec. Cela fait appel à l’honnêteté de ses propos, à la conscience et au respect de son auditoire comme des règles de publication. Il en va aussi de la portée de ses propos qui peuvent s’étendre bien au-delà de la salle de classe ou du cercle restreint de ses amis.

Plusieurs s’élèvent pour réclamer l’enseignement de la programmation à l’école et cette demande va bien au-delà de l’apprentissage du code. L’important n’est pas de former des programmeurs à la grandeur du pays, mais bien de rendre conscients les utilisateurs qu’il existe des algorithmes pour penser pour nous. La professeure Ruha Benjamin, de l’Université de Princeton propose même à ses étudiants de « pirater les systèmes pour les rendre meilleurs » 8. François Tadéi abonde dans le même sens quand il s’oppose aux solutions que les géants du Web pourraient nous proposer. « Les transformations de notre environnement sont beaucoup plus rapides que les transformations de notre capacité à comprendre ce qu’il se passe. Si l’on n’invente pas nos propres solutions, on aura des solutions qu’on n’aura pas choisies et qui ne seront pas adaptées à nos valeurs et à ce qu’on peut souhaiter pour les générations futures » 9.

Inexorable ouverture sur le monde

Les défis du citoyen à l’ère numérique ont davantage d’impact qu’autrefois. La chute des frontières provoquée par l’interconnectivité des réseaux appelle une plus grande conscience de ce nouveau citoyen en raison des incidences sociales, éthiques et économiques du partage des données dans le cyberespace. Le citoyen d’Athènes a maintenant un impact planétaire, car les murs de la cité se sont effondrés depuis l’avènement du numérique. Comme l’a si bien dit le philosophe français, Michel Serres « les nouvelles technologies nous ont condamnés à devenir intelligents » 10.

 

Première publication dans Éducation Canada, décembre 2018

Visuels : Pixabay


Notes

1 Wiktionniare, Le dictionnaire libre, https://fr.wiktionary.org/wiki/citoyen (site consulté le 24 septembre 2018).

2 HARARI, Yuval. Homo deus : Une brève histoire de l’humanité. (Paris : Albin Michel, 2017). 370.

3 Larousse, dictionnaire du français. www.larousse.fr/dictionnaires/francais/vivre-ensemble/10910799. (site consulté le 24 septembre 2018).

4 BEAUDOIN, Claudia et RIOU, Léa. Le vivre ensemble au Québec vu par les jeunes http://inm.qc.ca/blog/le-vivre-ensemble-au-quebec-vu-par-les-jeunes/ (site consulté le 24 septembre 2018).

5 Nouveaux codes numériques www.ludomag.com/2018/09/nouveaux-codes-numeriques/ (site consulté le 24 septembre 2018).

6 DUMOUCHEL, Gabriel et RAYNAULT, Audrey Les compétences informationnelles in Usages créatifs du numérique pour l’apprentissage au XXIe siècle, (Montréal : PUQ Presses de l’Université du Québec. 2017). Encadré 2.1

7 idem

8 BENJAMIN, Ruha. Incubate a Better World in the Minds & Hearts of Students. Conférence ISTE 2016. Denver (site consulté le 28 septembre 2018).

9 TADEI, François. Il faut plus d’argent sur les manières d’apprendre. https://usbeketrica.com/article/il-faut-plus-d-argent-sur-les-manieres-d-apprendre (site consulté le 12 septembre 2018).

10 SERRES, Michel. « Les nouvelles technologies nous ont condamnés à devenir intelligents! ». nouveauxjeunesmedias (site consulté le 29 septembre 2018).

 

Apprenez-en plus sur

Normand Brodeur

Consultant en éducation

Après avoir œuvré pendant 37 ans en éducation au Québec à titre d’enseignant au niveau secondaire et collégial, de directeur des services pédagogiques dans un collège privé de la Rive-Nord de Montréal et finalement de directeur à l’innovation et au développement pédagogique pour la Fédération des établissements d’enseignement privés (FEEP), Normand Brodeur partage son expertise avec ses partenaires en éducation. Ses sujets de prédilection sont le développement professionnel, les élèves à besoins particuliers, la douance ainsi que la pédagogie numérique et la lutte aux fausses informations.

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