Entre fascination et rigueur scientifique : les dérives des neurosciences
Des expérimentations neuroscientifiques inscrites dans la psychologie
Les techniques utilisées en neurosciences ont connu un énorme développement depuis quelques décennies, grâce notamment à l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf). Cet outil reste malgré les progrès un matériel de laboratoire, dont l’utilisation nécessite des moyens conséquents et coûteux. L’objectif est de mesurer un signal électrique dans le cerveau pendant qu’on réalise des tests. Comme pour toute expérience de psychologie cognitive, les tests sont refaits plusieurs fois sur quelques dizaines de sujets, pour savoir si le signal est corrélé aux tests. De nombreuses interrogations quant aux méthodes employées et à la faible valeur statistique due en partie à la taille des échantillons sont soulignées par certains neuroscientifiques.
Les tests effectués grâce à ces appareils d’imagerie cherchent à apporter une brique de plus dans la construction des hypothèses de psychologie cognitive, qui reste la base théorique des expérimentations[i]. On est donc loin d’une sorte de suivi pas à pas de la pensée par l’IRMf telle qu’on l’entend souvent dans les médias, même si les images du cerveau sont bien présentes lors de l’expérimentation. Ce suivi est impossible à obtenir puisqu’on ne peut pas connaître très précisément à la fois les détails du cerveau dans le temps (suivi des réseaux neuronaux qui se mettent en place) et dans l’espace (dans quelles zones ces réseaux se créent)!
Un certain manque de prudence de la part de certains neuroscientifiques et des médias
À ces problèmes intrinsèques aux dispositifs expérimentaux des neurosciences s’ajoute un phénomène commun à la recherche, la course à la publication : seuls les résultats « positifs » sont publiés, rarement répliqués et pris comme hypothèses pour de nouvelles recherches. On peut dans ce cadre dénoncer le comportement de certains neuroscientifiques, qui parfois n’hésitent pas à exagérer l’impact de leurs travaux malgré des contradictions entre leurs données et les éléments de conclusions présentés dans les articles[ii].
Cette démarche est malheureusement amplifiée par l’enthousiasme de certains journalistes, qui surmédiatisent toute information scientifique venue des neurosciences, succombant ainsi à la neurophilie[iii]. Les raccourcis ainsi utilisés par les médias (et d’autant plus si on les présente en lien avec l’apprentissage et l’amélioration des compétences cognitives) participent aux mauvaises interprétations de la recherche, qui peuvent très vite déboucher sur la création de neuromythes.
Pourquoi les neuroscientifiques et les chercheurs en éducation ne se comprennent pas?
L’interdisciplinarité est de plus en plus présente dans la recherche mais certains cloisonnements demeurent, notamment entre la psychologie cognitive (dont sont issues les neurosciences) et les recherches en éducation (à la croisée de la sociologie, des didactiques disciplinaires, de l’histoire…). Un débat entre les chercheurs de ces deux champs a lieu en France depuis 2006 à propos des méthodes d’apprentissage de la lecture[iv]. Les neuroscientifiques ont fait alors leur apparition sur la scène éducative en affirmant que la meilleure méthode pour apprendre à lire était la méthode syllabique, qui relie les phonèmes (les sons qu’on entend) aux graphèmes (les unités graphiques) dans le processus de décodage. Ils se sont violemment opposés à certains chercheurs en éducation qui affirmaient que la méthode syllabique ne suffisait pas pour construire le sens des mots et la compréhension du texte, qui devait être abordés dès le début de l’apprentissage de la lecture[v].
D’autres discussions récentes en France entre neuroscientifiques et chercheurs en éducation portent sur la dyslexie, l’apprentissage des nombres, la dyscalculie, la scientificité des résultats… Ces débats sont d’autant plus vifs que certains décideurs politiques prennent partie, à l’image du ministre de l’Éducation nationale de 2006 à propos du débat sur la lecture : obligeant les enseignants à utiliser la seule méthode syllabique au nom des résultats probants des neurosciences, Gilles de Robien qualifie les recherches en éducation de « fausse science » et jette le désarroi dans la communauté éducative. Encore aujourd’hui, la scientificité des neurosciences est avancée comme argument principal pour vouloir appliquer (presque directement) les neurosciences à l’école, dans les formations d’enseignants ou de cadres de l’éducation nationale.
Le concept d’une neuroéducation ou d’une neuropédagogie paraît en effet alléchant, mais les travaux actuels en neurosciences sont encore à l’aube de découvertes et pour l’heure n’ont pas su trouver écho dans la salle de classe. Les données neuroanatomiques sont encore inexploitables si ce n’est par la confrontation avec des expériences fondées sur la psychologie cognitive[vi].
Comment dépasser ces clivages?
Prenons le cas du rapport entre neurosciences et sociologie : 90 % du développement cérébral des nourrissons se fait grâce à leur environnement. Pour étudier les interactions sociales indispensables à ce développement, doit-on observer directement les cerveaux dans un laboratoire (les individus sont alors considérés comme des organismes séparés dont on peut étudier les interactions, pour les neuroscientifiques)? Ou doit-on prendre en compte les individus dans leur personne même, c’est-à-dire avec leur place et leur rôle dans la société (pour les sociologues)?
Devant ce dilemme épistémologique, lié à la conception même de ces sciences qui s’affrontent, la solution de l’interdisciplinarité semble compliquée à mettre en œuvre. Le sociologue français Bernard Lahire propose alors de combiner les deux approches par une nouvelle voie, le dispositionnalisme (« les connexions neuronales fonctionnent […] comme des programmes d’action (au sens large du terme) incorporés en attente de sollicitations sociales »), qui permettrait notamment que les expériences en laboratoire, ramenées à des situations forcément très simples au vu des contraintes expérimentales, puissent gagner à prendre en compte l’histoire sociale des processus mentaux, ce qui peut se faire par exemple par des enquêtes de terrain et des enquêtes statistiques.
Dans ce cadre, les chercheurs neuroscientifiques et les chercheurs en éducation ont un devoir éthique vis-à-vis de la société de communiquer clairement sur leurs recherches (et leurs limites), et les acteurs du système éducatif doivent de leur côté être suffisamment informés pour éviter toute dérive préjudiciable aux élèves.
[i] Voir notre article de blog « Les neurosciences : un outil au service de la psychologie ». In Eduveille qui détaille une expérimentation à laquelle nous avons assistée en avril 2015. En ligne : http://eduveille.hypotheses.org/7155
[ii] Voir Gonon François, Konsman Jan-Pieter & Boraud Thomas (2014). « Neurosciences et médiatisation : entre argumentation de la preuve et rhétorique de la promesse ». In Chamak Brigitte & Moutaud Baptiste (dir.), Neurosciences et société : Enjeux des savoirs et pratiques sur le cerveau. Paris : Armand Colin.
[iii] La neurophilie est la fascination pour tout ce qui touche au cerveau et au système nerveux.
[iv] Voir le Dossier d’actualité : Feyfant Annie et Gaussel Marie (2007). Méthodes de lecture et difficultés d’apprentissage. Dossier d’actualité Veille et Analyse, n° 31. Lyon : INRP
[v] Voici deux articles parmi d’autres : Goigoux Roland (2013). «Apprentissage de la lecture : opposer méthode syllabique et méthode globale est archaïque » et Dehaene Stanislas (2013). « Enseigner est une science ».
[vi] Selon Masson et al., les limitations de la neuro imagerie laissent à penser qu’elle ne pourra jamais remplacer les recherches traditionnelles en éducation. Voir Masson Steve, Potvin Patrice, Riopel Martin, et al. (2012). « Using fMRI to study conceptual, change : Why and how? ». International Journal of Environmental and Science Education, vol. 7, n° 1, janvier, p. 19-35.