Développer la compétence culturelle chez les enseignants : mission impossible ?
Comme enseignants, quand doit-on commencer à détenir des compétences culturelles ? Dans quelle mesure ces compétences sont-elles universelles ? Comment peut-on acquérir des compétences authentiques ?
Tous les enseignants, et particulièrement les nouveaux, se doivent de prioriser le développement de leurs compétences culturelles afin de mieux répondre, et cela avec authenticité, aux attentes de la diversité représentée par leurs élèves.
Cet article poursuit la réflexion amorcée au sujet de l’éducation au service de la réconciliation, thème de l’édition du printemps 2018 de ce magazine. Il offre des pistes fort pertinentes pour la formation des nouveaux enseignants.
Depuis quelques décennies, les théories en gestion de la diversité culturelle sont devenues omniprésentes, et les pratiques, un passe-partout pour les organisations afin de faire bonne figure socialement et politiquement, en plus d’apparaître comme « responsables » et éthiques. Cependant, certaines le font sans que l’individu qui crée cette diversité, qui arrive avec son bagage intellectuel, social, professionnel, avec sa personnalité, ses capacités et ses compétences, soit au centre des préoccupations et des discussions.
L’organisation scolaire, soit l’un des pôles d’entrée principaux des individus d’origines culturelles très diversifiés, veut offrir un enseignement adéquat à ses élèves ou étudiants et doit, avec peu d’outils, composer quotidiennement avec les obstacles liés à cette diversité. Comment entrer positivement en contact avec des jeunes, des adolescents ou de jeunes adultes qui arrivent de loin? Comment adapter sa pédagogie? Comment tirer le meilleur d’eux et s’assurer qu’ils s’accomplissent? Comment en faire un apprentissage pour tous?
Ces préoccupations, peu banales, semblent pouvoir expliquer une partie de ce phénomène récent en éducation : la recherche du développement des compétences culturelles qui permettent de mieux composer avec différentes cultures dans la salle de classe.
La diversité culturelle se construit et évolue en fonction de contextes politique, social, économique, voire intellectuel. Les visions changent et des pratiques variées et novatrices apparaissent. Certaines visent davantage l’adaptation de l’école et de la classe, leur flexibilité et leur capacité de tirer le maximum chez des élèves qui ont un potentiel complexe à définir, compte tenu de la difficulté communicationnelle.
La réalité, pourtant, présente des symptômes d’une maladie courante dans les écoles : l’« incompétence culturelle ». Le savoir-faire requis semble apparemment peu répandu.
Ainsi, en réponse aux questions offertes en titre, de nombreux obstacles au développement de cette compétence chez les enseignants au Québec et au Canada et plusieurs carences ou besoins à satisfaire se présentent. Cependant, ce n’est pas une mission impossible! Ces obstacles sont visibles, identifiables, voire quantifiables : absence de diversité culturelle dans les régions du Québec; concentration dans la grande région de Montréal; carences dans certains programmes de formation initiale des enseignants; l’offre « optionnelle » de cours en développement des compétences culturelles dans les différents programmes en enseignement, en adaptation, en orientation ou en gestion scolaires. Quand commencerait-on à détenir une ou des compétences culturelles? Dans quelle mesure ces compétences seraient-elles universelles? Comment peut-on acquérir des compétences culturelles? Quelles sont-elles? Qu’est-ce que cela implique?
Selon les résultats d’une recherche postdoctorale en management interculturel1, des années d’expérience auprès de diverses cultures et de rencontres avec des individus qui possédaient visiblement ces compétences, je propose aujourd’hui certaines bases sur lesquelles asseoir la définition de la compétence culturelle. Elle reposerait sur la capacité des individus à s’adapter à la culture de l’autre tout en gardant l’équilibre avec la sienne. Elle résiderait aussi dans la capacité de communiquer de façon à comprendre l’autre grâce à différents langages (langue maternelle, langages verbal, gestuel ou autres), permettant ainsi un climat adéquat et sécurisant pour les deux. L’anticipation des comportements de l’autre devient ainsi possible et certainement désirée pour un climat de classe qui favorise l’apprentissage.
« Ce qui vient de l’Autre doit être accepté comme étant tout aussi recevable, satisfaisant, efficace, voire valable, que ce qui vient de soi, de sa propre culture, de sa famille, voire de ses gènes. »
Selon ces recherches2, la compétence culturelle devient alors la capacité d’un individu à s’adapter à un autre individu qui vient d’ailleurs ou à d’autres cultures étrangères et variées, et ce, grâce à différentes aptitudes, capacités ou connaissances. Cette compétence serait souhaitable autant chez celui qui accueille un étranger dans son environnement (l’accueil d’enfants autochtones dans sa classe) que chez celui qui se retrouve dans un environnement qui propose un cadre et des références différents (l’enseignante ou l’enseignant, par exemple, qui travaillent au sein d’une communauté autochtone dans le nord du Québec ou dans le Grand Nord). L’encadré 1 propose quelques exemples développés dans le cadre d’une recherche3 au sein de communautés autochtones éloignées, dans laquelle un des objectifs visait la meilleure compréhension des relations au travail entre Autochtones et Allochtones.
Encadré 1 5 : Sommaire des principales aptitudes, capacités ou connaissances requises afin de faciliter l’adaptation d’une personne à une autre personne ou à un groupe de personnes d’une autre culture
Aptitudes, connaissances ou capacités requises pour bien développer sa ou ses compétences culturelles
- Des connaissances sur l’autre : ses valeurs, ses pratiques liées à la culture et celles liées à sa spiritualité, ses habitudes, ses territoires, l’histoire de sa généalogie et des familles de la communauté, etc.
- Une capacité d’adaptation à l’inconnu.
- Une humilité culturelle : à l’inverse de certains aspects de l’ethnocentrisme — la capacité à se critiquer dans ses pratiques culturelles, voire religieuses et sociales, et à s’admettre imparfaits. L’aveu de ses faiblesses face à soi-même semble pouvoir aider à mieux recevoir les besoins de l’autre et à être moins critique envers ses demandes.
- Un esprit ouvert et une grande flexibilité sont demandés à la personne qui se retrouve dans une nouvelle culture (ici autochtone du Nord canadien). Cette flexibilité est avant tout psychologique afin de se préparer à faire face aux chocs culturels, inévitables ou encore aux déséquilibres émotionnels, etc. Aussi, l’acceptation d’effectuer de longs déplacements et de subir une météo extrême et très variable est essentielle.
- La capacité de négocier avec l’informel : dans plusieurs cultures des Premières Nations, beaucoup d’informations se transmettent oralement, non formellement, et beaucoup de décisions sont prises de cette manière. La patience est de mise afin d’accéder à des cercles informels de « décideurs ».
- La gestion de ses émotions et la reconnaissance des émotions de l’autre (la sensibilité).
- La capacité à se mettre en position d’écoute des besoins de l’autre.
- L’écoute de l’autre, de son histoire de vie et de sa culture.
- L’authenticité.
- L’empathie : la capacité sincère de s’identifier à autrui dans ce qu’il ressent, sans avoir besoin de tout comprendre ou sans avoir vécu son émotion (la souffrance, la joie, la peine, etc.).
- La tolérance et la patience.
- L’entretien, dans la communauté et au-delà, d’un vaste réseau de relations (écoles, gouvernements, conseils, hôpitaux).
- La reconnaissance et l’acceptation des différences de l’autre.
Pour développer la compétence culturelle, le contact avec l’autre est nécessaire. L’apprentissage par la lecture, malgré les bénéfices qui peuvent en être retirés sur le plan théorique, ne correspond peut-être pas aux critères d’enseignement de la compétence culturelle. Les cultures seraient trop « fluides », avec des critères changeants, puisqu’évoluant très rapidement, dans un monde où ces cultures s’effritent et dans lequel la singularité culturelle devient plus rare et la singularité individuelle et sociale, quasi une norme. Dans le cas des cultures autochtones, ce commentaire s’avère particulièrement pertinent, en raison notamment du caractère très évolutif et changeant des caractéristiques des individus et des communautés dans le temps; perpétuelle transformation, d’où proviendrait, en partie, leur instabilité. Nous avons demandé à ces individus — autochtones — de vivre et d’intégrer en quelques dizaines d’années ce qui nous a pris plus d’un centenaire à acquérir par apprentissages lents et par étapes (périodes agricole, industrielle et postindustrielle, organisation en société complexe, bouleversement technologique, mondialisation, etc.). L’intégration de ces changements pour des communautés qui ont vécu en isolation pendant que le monde tournait à une plus grande vitesse est exigeante et complexe. Par ailleurs, cette intégration pourrait rendre perplexes des individus qui rechercheraient leur identité dans un passé « oublié » ou « enseveli » par d’autres (les colonisateurs, notamment) et un présent encore inabordable, puisque comportant des éléments difficiles à intégrer ou à « conscientiser » par la majorité.
La reconnaissance des différences majeures entre les groupes culturels qui se rencontrent constituerait un des premiers pas vers l’acquisition de la compétence culturelle. Il s’agit, malgré le fardeau d’un biais culturel inévitable, d’éliminer de l’esprit les informations non avérées, stéréotypées ou autres, afin d’éviter qu’elles affectent la capacité de jugement.
Moins cette reconnaissance progresse, moins les probabilités d’obtenir des résultats à long terme sont envisageables, c’est-à-dire des relations harmonieuses ou des interactions positives répétées dans le temps qui mènent ultimement à une bonne collaboration entre les intervenants.
Cet apprentissage des différences observées avec l’autre favoriserait la compréhension plus profonde, plus essentielle, de l’autre. L’appréciation de ces différences et le début d’un processus d’acceptation des caractéristiques de l’autre constitueraient l’un des éléments fondateurs de la compétence culturelle4. On doit être conscient de cette petite voix qui s’exprime très discrètement dans l’esprit et qui suggère subtilement que l’autre a tort. Par ailleurs, nos mœurs, habitudes ou façons de vivre ou de travailler seront habituellement perçues comme étant nécessairement les bonnes, les meilleures, et ce, sans hésitation, presque inconsciemment. En effet, elles proviennent de notre « soi » intime, profond et certainement fondamental et elles sont pratiquées depuis toujours. Ce sentiment légitime et sûrement bien documenté par des collègues psychologues est plus fort que soi; toutefois, ce qui vient de l’autre doit être accepté comme étant tout aussi recevable, satisfaisant, efficace, voire valable, que ce qui vient de soi, de sa propre culture, de sa famille, voire de ses gènes. Le conflit personnel qui en résulte doit être géré. Le processus de reconnaissance et d’acceptation de ce phénomène demande du courage et, pour certaines personnes, il ne commencera ou ne se terminera jamais.
Pour terminer, je partage un outil pratique (voir encadré 2) qui peut servir lors de la mise en relation ou la communication professionnelle, personnelle ou avec un représentant d’une autre culture. L’outil a été créé pour un contexte particulier et pour un groupe très hétérogène en matière de cultures. Dans ce cadre, les notes dépassent la compétence culturelle de l’enseignant envers son groupe d’élèves qui proviennent de différentes cultures. D’une part, il s’adresse à l’enseignant ou à tout autre spécialiste, dont le gestionnaire scolaire, afin de les accompagner dans l’établissement de relations saines et véritables avec leurs collègues d’une autre culture. D’autre part, il vise ces mêmes fonctions, mais dans le contexte où la personne vit hors de son milieu habituel, dans une école loin de son vécu et de sa culture, afin, notamment, de l’aider à s’intégrer.
Encadré 2 : Quelques exemples, expliqués sommairement, de comportements, d’attitudes ou d’actions qui peuvent faire une différence6
En prenant par exemple le contexte d’une enseignante ou d’un enseignant qui œuvre au sein d’une communauté autochtone du Québec, il est préférable de…
- … chercher à comprendre le contexte global de la vie de l’autre : ne pas se focaliser sur un comportement qui déplaît ou qui a déplu, sur un trait de personnalité qui a agacé, etc.
- … poser des questions aux personnes autour de soi, ne pas hésiter à demander comment se fait les choses dans leur communauté.
- … ne pas oublier les détails. La mémoire collective est forte chez plusieurs membres des Premières Nations. Se souvenir des petites choses qui vont faire en sorte que l’autre reconnaîtra son intérêt et son souci pour lui.
- … prendre le temps de développer une authentique conscience, en premier lieu, de la dimension humaine (« affective ») de la relation, avant de passer à autre chose; … et se préoccuper de la personne devant soi avant de se questionner sur ses compétences ou sur celles qu’elle n’a pas.
- … parler de soi avant de parler de ses réalisations professionnelles ou de ses diplômes et oublier le contexte — nord-américain — connu. Au fil des jours, travailler et discuter de ce que l’on aime ou de son adaptation dans la communauté est préférable. Les membres de ces communautés observent et reconnaissent la valeur des gens.
- … être humble. Depuis la colonisation, plusieurs Allochtones sont arrivées au sein de communautés en imposant leur façon de vivre comme la seule et l’unique façon, en discriminant les savoirs des Premiers Peuples et en les contraignant à une nouvelle religion alors non significative pour eux. Ainsi, se placer en position de recevoir et d’écouter les messages, plutôt qu’en position d’impressionner par ce qui vient d’ailleurs ou d’imposer ses façons de faire les choses est préférable.
- … éviter de se placer en position de pouvoir, peu importe le poste et les fonctions. La direction d’école, le conseiller pédagogique, l’enseignante ou la concierge, personne n’a d’ascendant sur personne (ce dernier propos est nuancé dans le rapport de recherche d’où proviennent les données). Pour la plupart des membres des Premières Nations, les gens sont simplement des guides dans le cadre de leurs fonctions, complémentaires aux siennes. Puis, les décisions viennent en consensus (ce comportement peut être implicite ou invisible pour l’étranger).
- … admettre ses erreurs et les rectifier. Pas de place pour l’orgueil.
- … admettre son ignorance. Pas de place pour… l’orgueil!
- … éviter de juger une situation ou un comportement. Il vous manque probablement de l’information qui permet de comprendre entièrement la situation ou le comportement. De plus, juger implique d’analyser la situation à partir de ses propres référents, de ses schèmes de pensée, de ses biais culturels, voire de ses stéréotypes. Parfois, même dix années ne sont pas suffisantes pour comprendre les raisons qui poussent les membres de l’autre culture à agir comme ils le font.
- … être discret, garder pour soi ce qu’on vous confie les parents, les élèves, les autres membres du personnel… Une école est « par définition » un lieu où les potins et cancans abondent! De plus, l’environnement de plusieurs communautés est empreint de tabous et de non-dits. En partageant de l’information par inadvertance, la personne prend position (qu’est-ce qui est dit? À qui est-ce dit? Pourquoi est-ce dit?).
En conclusion, toutes les pratiques, applications de principes ou idées ici proposées afin de développer ses compétences culturelles semblent partager un point commun : l’authenticité. En effet, il apparait judicieux et salutaire d’être soi-même et d’agir de manière cohérente avec ses valeurs et ses choix, comme avec ses décisions professionnelles.
Bon bain culturel!
Photo : Gracieuseté de l’auteure émilie Deschênes
Première publication dans Éducation Canada, septembre 2018
1 Deschênes, É. (inédit). L’insertion socioprofessionnelle des Autochtones sur le marché de l’emploi au nord du 49e parallèle : une réalité mal comprise. Rapport de recherche de postdoctorat en management interculturel. HEC Montréal.
2 Ces recherches comprennent une recherche postdoctorale (voir note 1) auprès d’Autochtones canadiens et une autre plus récente (et inédite). Cette dernière porte sur des Autochtones du Mali qui considèrent à nouveau la formation professionnelle ou technique, mais pour qui la « distance » culturelle entre eux (provenant de régions éloignées, ne parlant que leurs langues natales, etc.) et leurs enseignants peut sembler trop grande pour commencer ou poursuivre un programme. La difficulté de vivre avec l’incompréhension des messages, de même que l’image de soi que cette difficulté impose à l’individu (incapacité ou incompétence personnelle, notamment, mais pas exclusivement), sont trop peu supportables pour ce faire. En effet, ces enseignants auront probablement suivi une formation postcoloniale héritée du système français, qui privilégie fortement l’enseignement magistral, et, en fin de compte, qui n’auront que peu favorisé l’interaction avec chacun de ces individus.
3 Idem, notes 1.
4 Idem, note 1.
5 Les aptitudes, capacités ou connaissances qui facilitent l’adaptation de l’individu peuvent être différentes d’un lieu à l’autre, d’un contexte à l’autre. Dans cet exemple, la recherche concerne les perceptions de 70 personnes qui travaillent dans une organisation où deux cultures dominent (des Autochtones et des Allochtones, deux groupes très homogènes). Lorsqu’elles se rencontrent, les personnes des deux cultures n’ont d’autres choix que de développer des compétences culturelles reconnues si elles veulent survivre dans l’organisation (en matière d’opérations et de gestion) (voir note 1 pour la référence).
6 Ces exemples sont tirés de données qui proviennent d’un rapport de recherche en management interculturel : Deschênes, É. (inédit). L’insertion socioprofessionnelle des Autochtones sur le marché de l’emploi local. Rapport de recherche de postdoctorat en management interculturel. HEC Montréal.