Construire sa citoyenneté à l’ère numérique
Développer l’éthique et les compétences requises pour faire face à des défis émergents
Cet article précise avant tout les défis que représente ce que signifie vraiment l’évolution du concept de citoyenneté à l’ère numérique. L’auteur explique comment les enseignants doivent respecter l’autonomie de l’ensemble de leurs élèves tout en les appuyant à des développer un agir responsable, une éthique appropriée, leur esprit critique ainsi que les connaissances et compétences requises en faisant progresser leurs stratégies pédagogiques réflexives liées à une nouvelle littératie numérique et même médiatique multimodale.
Du citoyen numérique au citoyen à l’ère numérique
Parler de citoyenneté numérique laisse entendre qu’il y aurait deux citoyennetés, l’une numérique, l’autre pas. Or, chaque individu n’est toujours qu’une seule et même personne. Être citoyen, en 2018, c’est nécessairement exercer ce rôle en prenant en compte le numérique, qu’on y soit acteur ou non. L’école n’a donc d’autre choix que de former des hommes et des femmes qui sauront relever les défis de cette ère numérique.
La citoyenneté numérique
Au cours des 10 dernières années, le concept de citoyenneté numérique a connu un gain de popularité. Dans le milieu scolaire, de plus en plus d’acteurs se sont mobilisés en vue d’éduquer les élèves à un agir responsable spécifiquement dans les environnements numériques. Plusieurs travaux ont été menés pour tenter de cerner les aspects de la vie numérique à traiter afin de proposer des pistes d’action pour former de bons citoyens numériques. On cherche à développer un agir responsable en fonction de ce qui semble souhaitable ou acceptable aux yeux de la société ou d’un groupe en particulier. On parle aussi de bons gestes, d’agir positif, de bien se comporter, de civisme, de respect, de sens critique, etc. HabiloMédias la définit ainsi :
« La citoyenneté numérique s’inspire largement du civisme au sens traditionnel du terme, tout en insistant sur l’importance de comprendre et d’utiliser intelligemment les médias numériques afin de pouvoir participer activement à la vie de notre société moderne1. »
Cependant, l’adoption de bons comportements ne semble pas suffisante pour faire face à de nouvelles réalités. Même si l’on est soi-même inactif dans l’espace numérique, l’omniprésence de ces technologies nécessite qu’on ait une compréhension minimale de leur fonctionnement et de leurs impacts sur nos vies. Le traçage, le profilage et les algorithmes, par exemple, sont des termes que tout le monde a entendus, mais peu seraient capables d’expliquer leurs mécanismes, leur fonctionnement et leurs retombées au quotidien. Le récent scandale Facebook avec la firme Cambrige Analytica2 a clairement fait la démonstration que le simple fait de bien se comporter dans les médias sociaux fût insuffisant pour prévenir ou empêcher ce qui a mené à ce scandale. Bon nombre de personnes peineraient à expliquer simplement la nature de ce problème. Cela met en évidence la nécessité d’aller au-delà de la recherche de comportements dits bons.
Quelques-uns de ces constats ont amené le chercheur Normand Landry de la TELUQ, l’université à distance affiliée à l’Université du Québec, à faire évoluer le discours vers le concept de citoyenneté à l’ère du numérique3.
La citoyenneté à l’ère numérique
Le développement de la citoyenneté ramène à des savoirs plus globaux. Il s’agit de se demander de quoi a besoin le citoyen d’aujourd’hui et celui de demain. Dans cette ère numérique, quelles sont les compétences incontournables? Avant toute chose, il serait utile de mieux circonscrire le concept de citoyenneté lui-même. À l’ère numérique, il semble nécessaire de même le redéfinir.
Le concept trouve son origine dans la Grèce antique. Bien que l’on souhaitât alors redonner le pouvoir au peuple, dans les faits, ce n’est que 10 % de la population qui jouissait du droit de parole et de la participation aux décisions collectives. À l’époque des révolutions française et anglaise, il a évolué pour se rapprocher du sens de nationalité. Ce n’est toutefois qu’au 20esiècle que ce droit a aussi été reconnu aux femmes. Plus récemment, l’UNESCO a fait l’exercice de définir le concept de citoyenneté mondiale4 qu’elle décrivait ainsi en 2015 :
« La citoyenneté mondiale fait référence à un sentiment d’appartenance à une grande communauté et à une humanité commune. Elle met l’accent sur l’interdépendance politique, économique, sociale et culturelle, et sur l’interconnexion entre le local, le national et le mondial5. »
Développer une citoyenneté à l’ère numérique pourrait certainement trouver davantage de points d’ancrage dans ce concept.
Bien qu’elle semble offrir de plus grandes possibilités, l’expression de cette citoyenneté est aussi confrontée à de nombreux défis. L’espace numérique fournit une quantité titanesque d’information. Les capacités du cerveau humain sont nettement insuffisantes pour traiter une telle masse de données, aussi appelées mégadonnées. C’est pourquoi nous faisons appel à des algorithmes pour faciliter ce traitement. Notre rapport à la connaissance est donc largement conditionné par des algorithmes qui font office de filtres, permettant à l’humain de trier et d’accéder au contenu pertinent pour lui. Cette pertinence est de plus en plus mise en cause. Comment est-elle définie? Qui en a le contrôle? Qui d’entre nous est capable de savoir comment fonctionnent ces algorithmes? Quel pouvoir avons-nous sur eux? De quelle façon nos sociétés encadrent-elles leur développement? La formation offerte dans nos établissements scolaires développe-t-elle de futurs citoyens en mesure de relever de tels défis?
À l’heure actuelle, l’élaboration des algorithmes, le recoupement des mégadonnées et l’établissement des règles qui les régissent sont largement initiés et encadrés par des entreprises privées6. Plus encore, les grands joueurs du Web développent des algorithmes qui ont plusieurs effets régulateurs sur nos vies. Plusieurs entreprises se servent de ces ressources pour, à leur tour, développer des algorithmes régulateurs. Prenons l’exemple des assureurs automobiles qui promettent des réductions de primes sur la base de données recueillies à l’aide d’applications qui observent le comportement routier de leurs utilisateurs. Cela opère une forme de régulation des comportements.
Bref, de plus en plus, nos comportements sont directement ou indirectement influencés par des algorithmes. On pourrait presque conclure que ce sont davantage des intérêts privés qui régissent la société que la société qui régit ces intérêts privés. Une question se pose alors, avons-nous collectivement les compétences pour renverser cette vapeur? Une fois de plus, des questions entourant la formation de base refont surface. Cette fois-ci, ce sont aussi des questions d’ordre éthique.
La réflexion éthique
Lorsqu’il est question de baliser les comportements humains, ce sont davantage des capacités à réfléchir, à prendre de la distance face à ces problématiques, à prendre en compte les normes, les valeurs et les points de vue qui sont utiles. Face à de nouvelles situations, il est possible que les réponses habituelles ne soient pas les meilleures solutions, c’est pourquoi l’apprentissage de comportements souhaitables a besoin d’être contextualisé et relativisé. Cela développe la capacité de l’apprenant à mettre en œuvre une démarche de réflexion éthique plutôt que de simplement donner une réponse automatisée. Au Québec, les programmes d’Éthique et culture religieuse (ECR) et de Monde contemporain du Programme de formation de l’école québécoise (PFÉQ) proposent le développement de compétences en ce sens. Il serait donc utile de mobiliser ces compétences et de les contextualiser au regard des défis de l’ère du numérique.
À propos de la réflexion éthique. Le programme d’ECR propose cette définition :
L’éthique consiste en une réflexion critique sur la signification des conduites ainsi que sur les valeurs et les normes que se donnent les membres d’une société ou d’un groupe pour guider et réguler leurs actions. Cette réflexion éthique, qui permet le développement du sens moral de la personne, est indispensable pour faire des choix judicieux7.
On note ici une distanciation par rapport à une approche normalisante ou moralisante. Ce choix délibéré effectué dans l’élaboration de ce programme vise donc le développement de la pensée critique comme gage à la capacité d’effectuer des choix responsables tout au long de la vie.
La démarche proposée aux élèves en ECR pourrait être illustrée par le schéma suivant :
Pour permettre une telle réflexion sur ces enjeux, il est aussi nécessaire de développer une certaine compréhension du numérique, de ses connaissances de base, de son fonctionnement, de sa culture, de ses codes et de ses modalités.
Les littératies
Une piste que plusieurs chercheurs empruntent est celle du développement d’une littératie au sens large. On en trouve différentes déclinaisons telles la littératie numérique et la littératie médiatique multimodale.
Littératie
Capacité d’une personne, d’un milieu et d’une communauté à comprendre et à communiquer de l’information par le langage sur différents supports pour participer activement à la société dans différents contextes8.
Littératie numérique
Ensemble de compétences indispensables à tout citoyen désireux de participer pleinement à la vie en société, à l’ère du numérique. Les compétences en littératie numérique sont réparties en trois grandes catégories ou concepts majeurs, soit : utiliser, comprendre et créer9.
Littératie médiatique multimodale
La littératie est la capacité d’une personne à mobiliser adéquatement, en contexte communicationnel synchrone ou asynchrone, les ressources et les compétences sémiotiques modales (ex : mode linguistique seul) et multimodales (ex : combinaison des modes linguistique, visuel et sonore) les plus appropriées à la situation et au support de communication (traditionnel et/ou numérique), à l’occasion de la réception (décryptage, compréhension, interprétation et évaluation) et/ou de la production (élaboration, création, diffusion) de tout type de message10.
La littératie relève donc du domaine du langage, et promeut le développement de capacités à communiquer, à s’exprimer, à interpréter, à comprendre, à maîtriser, à utiliser ces différents codes et modalités en fonction du contexte et des intentions pour exercer pleinement son rôle de citoyen. Plusieurs habiletés ou capacités qu’on y décrit trouvent leurs échos dans le PFEQ au travers des compétences disciplinaires et transversales et des domaines généraux de formation. Il y aurait peut-être lieu de les revaloriser à la lumière de ces constats et de les actualiser au regard des défis qu’amène l’ère numérique.
Les aptitudes socioaffectives
Toutes ces connaissances ont toutefois aussi besoin d’être jumelées à des aptitudes humaines nécessaires à la vie en commun. Bien connaître le fonctionnement du numérique, saisir ses codes et son langage, savoir utiliser les ressources numériques de manière efficace, être en mesure d’imaginer des règles permettant un meilleur encadrement sont des aptitudes certes fort utiles. Toutefois, elles prennent une tout autre perspective lorsqu’elles sont empreintes d’écoute, mobilisées avec empathie, préoccupées par le bien commun, engagées à répondre aux besoins des plus vulnérables, aptes à prendre en compte une diversité de points de vue et exprimées avec clarté et respect.
Parlant des plus vulnérables, le développement d’une citoyenneté à l’ère numérique implique également d’aborder avec les apprenants des principes d’équité, de justice et d’égalité des chances. Une société inclusive cherche à prévoir une place et une participation active des personnes ayant des limitations ou des difficultés de tous ordres. En contexte scolaire, s’intéresser aux élèves les plus vulnérables qu’on désigne comme HDAA pourrait offrir un tel contexte. Amener les élèves à prendre conscience que le numérique peut, selon son usage ou la difficulté d’accès à son usage, devenir un facteur d’inclusion ou d’exclusion. Contextualiser l’accès aux technologies et aux aides technologiques pour les élèves ayant de faibles capacités en lecture et en écriture facilite leur intégration. Développer avec les élèves des approches qui réduisent la vulnérabilité de certains à l’égard de la réflexion critique et des pratiques à risque leur fournit des occasions de vivre une participation active et autonome11.
Pour trouver des solutions à des défis émergents, les approches pédagogiques gagneraient à stimuler la créativité et l’innovation des apprenants.
Approche pédagogique et posture professionnelle
Développer des compétences visant une réelle autonomisation (empowerment, capacitation) des apprenants exige une posture professionnelle le permettant. Si l’on souhaite développer cette autonomie, il est utile de se garder d’inculquer ses propres valeurs, ses normes et ses repères aux élèves en adoptant une posture la plus neutre possible au plan moral. Utiliser une approche réflexive par le questionnement, par la compréhension des mécanismes impliqués, par le partage des perceptions et des points de vue, par l’identification des enjeux ou par la recherche de solutions sont des stratégies qui le permettent. L’enseignant a la nécessité d’être au clair avec deux de ses rôles qui peuvent parfois entrer en contradiction soit celui de figure d’autorité et de gardien des valeurs communes d’une part et celui de pédagogue de l’autre. La chercheuse Stéphanie Gravel12 propose le concept de distance critique qui vise à nuancer le concept d’impartialité qui pourrait s’avérer illusoire dans une certaine mesure. De son côté, en parlant de la posture à adopter au regard du phénomène des fausses nouvelles, le sociologue français Louis Quéré propose de passer d’une culture de la suspicion à « une culture de l’enquête et qu’elle contribue à former à l’attitude et aux dispositions qu’elle implique13. » Il serait utile de s’inspirer de ces deux approches pour élaborer des ressources permettant le développement d’une citoyenneté à l’ère numérique.
Par ailleurs, pour développer la capacité à trouver ou imaginer des solutions nouvelles à des défis émergents, les approches pédagogiques gagneraient à stimuler la créativité et l’innovation des apprenants. Cela peut se faire en les plaçant face à des problèmes complexes, en favorisant la collaboration, la libre circulation des idées et des points de vue ou toutes autres stratégies pédagogiques qui les amèneraient à innover.
Conclusion
Pour développer une citoyenneté pleine et entière à l’ère numérique, il y a nécessité de mobiliser un ensemble d’acteurs. On ne peut confier cette responsabilité qu’aux enthousiastes du numérique; la tâche serait trop colossale et pourrait donner à croire qu’elle est affaire de spécialistes ou de passionnés de la chose. Toutefois, comme le dit le dicton, ce qui est l’affaire de tous, n’est l’affaire de personne. En confiant aux dirigeants de nos établissements le leadership de cette responsabilité, cela permettrait de contourner cette problématique. Pour assurer le succès d’une telle démarche, ceux-ci ont toutefois besoin d’être accompagnés, formés et outillés.
Pour aller plus loin, consultez le rapport Développer la citoyenneté à l’ère du numérique — Portrait de la situation au Québec et recommandations.
Site Web
Photo collage : iStock
Première publication dans Éducation Canada, décembre 2018
1 HabiloMédias, Centre canadien d’éducation aux médias et de littératie numérique, Les fondements de la littératie numérique, consulté le 27 avril 2018.
2 Tout ce que vous devez savoir sur le scandale Facebook-Cambridge Analytica, article publié sur le site de Radio-Canada le 19 mars 2018, consulté le 29 avril 2018.
3 Réflexion issue d’un comité de travail sur l’identité numérique à la Commission scolaire de Laval à l’hiver 2017. Lire aussi : Landry, Normand et Letellier Anne-Sophie et coll. L’éducation aux médias à l’ère numérique, Les Presses de l’Université de Montréal, 2016.
4 Éducation à la citoyenneté mondiale – Préparer les apprenants aux défis du XXIe siècle, UNESCO, 2015, consulté le 19 avril 2018.
5 Éducation à la citoyenneté mondiale – Thèmes et objectifs d’apprentissage, UNESCO, 2015, consulté le 19 avril 2018.
6 Isabelle Paré, La main invisible des algorithmes, premier article du dossier Le pouvoir du code sur le développement des algorithmes paru dans Le Devoir le 18 février 2018, consulté le 29 avril 2018.
7 Éthique et culture religieuse, Programme du premier et du deuxième cycle du secondaire, Ministère de l’Éducation du Québec, 2008, p.1.
8 Lacelle, N.(UQAM), Lafontaine, L. (UQO), Moreau, A.C, (UQO). Un réseau propose une définition de la littératie. Réseau québecois de recherche et de transfert en littératie. Repéré le 27 avril 2018 à www.ctreq.qc.ca/un-reseau-propose-une-definition-de-la-litteratie/
9 Habilo Médias, Les fondements de la littératie numérique, consulté le 29 avril 2018.
10 Lacelle, Lebrun et Boutin, 2015, consulté sur le site du groupe de recherche en Littératie Médiatique Multimodale le 27 avril 2018.
11 Merci à Jean Chouinard du service national du RÉCIT en adaptation scolaire pour son apport à ce paragraphe.
12 L’impartialité et le programme d’Éthique et culture religieuse. La mise en pratique de l’impartialité professionnelle d’enseignants du secondaire et ses défis pédagogiques, Stéphanie Gravel, 2017.
13 Quéré, Louis, Conférence Confiance et vérité prononcée à l’UQÀM le 28 juin 2018 dans le cadre de l’école d’été S’informer dans un monde de fausses informations : produire et interpréter des contenus dans le nouvel écosystème informationnel.