Un groupe d’élèves et une enseignante étudient une carte de la Terre et des drapeaux.

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Diversité, Durabilité, Pratiques prometteuses

Bien plus qu’un pays bilingue

Un appel à l’éducation plurilinguistique au Canada

Le Canada est connu dans le monde entier comme un pays bilingue. Il y a 12 ans, lorsque je suis venue m’y installer en provenance du Brésil pour poursuivre mes études supérieures, je croyais que la plupart des Canadiens parleraient français et anglais, mais j’ai rapidement réalisé que ce n’était pas le cas. Je vivais à Toronto, en Ontario, et lorsque je rencontrais des gens qui avaient grandi dans cette ville, je voyais qu’ils se considéraient comme anglophones, même si certains d’entre eux parlaient un peu français. D’autres, qui avaient immigré au Canada, étaient plurilingues : ils parlaient deux, trois et même quatre langues à divers degrés de compétence. Bien que je connaisse le portugais, l’espagnol, l’anglais et l’italien, je n’ai jamais été considérée comme une personne bilingue au Canada, car je ne parle toujours pas parfaitement français. Dans le discours populaire, ici, la notion de bilinguisme n’accorde de valeur qu’aux deux langues officielles. Et même si vous parlez les deux, vous devez le faire comme si vous étiez né ici sinon, on vous retirera votre identité de personne bilingue. Ces enjeux engendrent une anxiété et une insécurité linguistiques et mettent à mal la motivation des gens à apprendre d’autres langues. Il est temps de repenser ce que signifie le bilinguisme, de reconnaître que le Canada est un pays multilingue et de se concentrer sur une éducation langagière innovante.

Le Canada : du bilinguisme au multilinguisme

Le Canada n’est plus un pays bilingue. Il est multilingue. En fait, il est multilingue depuis l’époque précoloniale. En plus des deux langues officielles, 60 langues autochtones et plus de 140 langues d’immigrants sont intimement liées au paysage canadien. Récemment, sur une période de cinq ans seulement, on a assisté au Canada à une augmentation de 13,3 pour cent du nombre de personnes parlant une langue immigrante, et près de 20 pour cent des résidents canadiens parlant plus d’une langue à la maison (Statistique Canada, 2016). Depuis que le gouvernement fédéral a annoncé qu’il compte accueillir plus de 1,2 million d’immigrants d’ici la fin de 2023, cette réalité multilinguistique ne fera que s’affirmer (Harris, 2020). En fait, le multilinguisme est un phénomène planétaire, maintenant sous le feu des projecteurs en raison des récentes tendances en matière de mobilité, de voyages, d’internationalisation de l’éducation, d’efforts de revitalisation des langues (UNESCO, 2019) et d’exigences liées au télétravail dans le contexte de la pandémie de COVID-19. Tous ces facteurs contribuent à faire en sorte que les gens utilisent des langues différentes à la maison, sur le Web et dans leurs diverses communautés.

À l’école, les jeunes Canadiens sont habitués à la diversité linguistique et culturelle, à l’extérieur de leur classe à tout le moins : ils peuvent lire un livre en anglais, écouter de la pop coréenne, mélanger les langues dans le cadre de leurs interactions avec les autres en ligne ou dans des jeux de rôles et écouter leurs grands-parents leur parler dans des langues qui font partie de leur patrimoine familial. Ils sont peut-être loin de maîtriser chacune de ces langues, mais ils y sont quand même exposés. Le multilinguisme est en hausse, au Canada comme ailleurs, et nous devons innover dans notre façon d’enseigner les langues et dans la manière dont les enseignants voient leurs élèves. En fait, il ne suffit pas de préparer les jeunes à apprendre uniquement les deux langues officielles du Canada. Le Canada doit aller au-delà du bilinguisme français-anglais et évoluer vers l’enseignement qui permettra aux jeunes d’acquérir des compétences plurilingues et pluriculturelles; encourager les élèves à être non seulement tolérants à l’égard de la diversité linguistique et culturelle, mais aussi à apprendre d’autres langues, à devenir des agents actifs de changements sociaux et à revendiquer un monde plus inclusif sur les plans linguistique et culturel. L’un des objectifs de développement durable des Nations Unies pour un avenir meilleur consiste à offrir une éducation inclusive, équitable et de qualité pour tous, et en matière d’éducation linguistique, l’un des moyens d’y parvenir est de mettre en place une approche plurilinguistique dans la classe.

Qu’est-ce que l’approche plurilinguistique?

Premièrement, quelle est la différence entre le multilinguisme et le plurilinguisme? Une distinction bien utile a été proposée dans des publications de 2020 du Conseil de l’Europe, dans lesquelles on explique que le multilinguisme est la coexistence de plusieurs langues dans une même société, alors que le plurilinguisme est le développement dynamique du répertoire linguistique d’une personne. Au Canada, notre société compte plus de 200 langues (multilinguisme), alors que les personnes peuvent compter plusieurs langues à leur répertoire (plurilinguisme). Une personne peut par exemple parler couramment l’anglais, comprendre diverses formes d’anglais (celui de Terre-Neuve-et-Labrador et celui d’Afrique du Sud, par exemple), parler un peu cri et un peu espagnol, et être en cours d’apprentissage de diverses formes de français (celui de France, du Québec et d’Haïti (créole), par exemple). En éducation, une approche plurilinguistique encourage le développement de ce répertoire et des cultures qui y sont associées. On a longtemps suggéré que les langues et les cultures sont inséparables (Galante, 2020). Cela veut dire que lorsqu’on apprend une langue, on apprend aussi la culture, les traditions, les comportements et les croyances qui s’y rattachent et la façon dont cette langue est utilisée dans les diverses cultures et différents contextes.

Cette approche peut paraître compliquée, mais elle ne l’est pas. En fait, certains enseignants peuvent déjà enseigner, du moins implicitement, à l’aide d’une approche plurilinguistique, sans en explorer le plein potentiel. Il est possible également qu’ils perçoivent leurs élèves comme de simples apprenants d’une langue en particulier (des élèves qui apprennent l’anglais, par exemple), ou comme des jeunes bilingues, et non comme des citoyens plurilingues et pluriculturels. Alors, que doivent faire les enseignants pour se lancer sur cette voie? Voici trois idées de départ :

  • Portraits linguistiques. L’enseignant peut demander aux élèves quelles langues ils parlent ou comprennent, même si leur compétence dans certaines est limitée. Il peut aussi leur poser des questions sur le patrimoine culturel qui est le leur ou sur d’autres cultures qui les intéressent. Les réponses à ces questions pourraient servir de base à un projet multimodal, par exemple un « portrait linguistique » : les élèves peuvent dessiner leur portrait et y ajouter toutes leurs langues et toutes leurs cultures afin de s’approprier leur propre plurilinguisme et leur propre pluriculturalisme. Ils peuvent aussi effectuer une courte présentation sur ce que ces langues ou ces cultures représentent pour eux (figure 1).

Figure 1, Portrait linguistique

Figure 1 Portrait linguistique, reproduit de Galante, 2019

  • Médiation translinguistique. L’enseignant peut demander aux élèves de lire ou d’écouter des textes dans des langues qu’ils connaissent déjà, de prendre des notes et de les apporter au cours de langue. Dans une classe de français où il serait question, par exemple, du réchauffement de la planète, l’enseignant peut demander aux élèves de faire une recherche à ce sujet à la maison, dans différentes langues. Ainsi, un élève qui parle mandarin pourra fureter en ligne dans un journal chinois, apporter l’information qu’il a trouvée en classe et présenter le tout en français. Ce faisant, les élèves contribuent au transfert de connaissances entre diverses langues, poursuivent leur apprentissage du français et développent leur pensée critique en analysant le contenu produit dans des textes publiés dans des langues différentes et dans divers médias.
  • Compagnons translinguistiques. Si, dans un cours de langues, deux élèves ou plus parlent une même langue, l’enseignant peut, à l’occasion, inviter ces élèves à s’entraider dans cette langue qui est la leur. Dans un cours de français, par exemple, si deux élèves parlent espagnol, l’enseignant peut les encourager à utiliser cette langue pour préciser certaines choses, comprendre le contenu, ou même pour enseigner aux autres quelques mots en espagnol. Les « compagnons translinguistiques » n’ont pas nécessairement à tous parler la même langue. Un élève qui parle le russe peut être jumelé à un autre qui parle arabe; ils peuvent tous les deux discuter de sujets dans un mélange de français, de russe ou d’arabe et ainsi mieux comprendre le contenu.

Ces trois exemples sont peut-être familiers auprès de certains enseignants alors que pour d’autres, de telles approches peuvent trancher radicalement avec ce qu’ils font habituellement. Alors, pourquoi les enseignants devraient-ils essayer une approche plurilinguistique? Dans la première partie de cet article, j’ai livré des arguments appuyés par l’augmentation du multilinguisme au Canada et dans le monde. Ci-dessous, je propose des arguments appuyés par des recherches récentes.

Que dit la recherche à propos de l’éducation plurilinguistique?

De nombreuses études menées dans diverses classes d’enseignement linguistique (anglais langue seconde, français langue seconde, immersion, programmes bilingues, etc.) et dans divers pays suggèrent que l’éducation plurilinguistique présente de nombreux avantages, dont le développement du langage, de l’empathie, de l’estime de soi, de la cognition et de la motivation. Dans le cadre de mes propres travaux (2020), je me suis penchée sur les perceptions des enseignants à l’égard de l’approche multilinguistique dans une classe d’anglais comparativement à une approche monolinguistique (anglais seulement). Sept enseignants ont participé à l’étude et ont enseigné à deux classes à l’aide de deux approches distinctes : approche plurilinguistique dans une classe, et anglais seulement dans l’autre, et ce, pendant quatre mois. Le contenu livré était similaire, mais l’approche était différente et les enseignants n’avaient pas à modifier tout le curriculum pour appliquer l’approche multilinguistique. En fait, ceux-ci proposaient chaque semaine une tâche de nature multilinguistique d’une durée de 30 à 40 minutes, alors que dans l’autre classe, on livrait un contenu similaire, avec une tâche proposée en anglais uniquement. Lors des entrevues avec les enseignants à la fin du programme, ceux-ci ont dit préférer, à l’unanimité, l’approche multilinguistique au lieu de l’anglais seulement. Pour ces enseignants, une approche multilinguistique :

  • permet de puiser à même le vécu des élèves et de développer leur anglais en fonction de leur trajectoire personnelle au lieu de se baser sur des scénarios irréalistes où ils doivent utiliser une langue cible;
  • remet en question l’état d’esprit monolinguistique et monoculturel de l’enseignant et l’idée que les élèves ne sont pas plurilinguistes;
  • aide les élèves à développer leur capacité d’agir et à se sentir libres de puiser dans leur répertoire linguistique quand ils le souhaitent ou s’ils en ressentent le besoin aux fins de leur apprentissage;
  • permet aux élèves de développer une fierté à l’égard des langues et des cultures de leur répertoire;
  • incite les élèves à apprendre dans la langue cible, mais aussi dans les langues et les cultures de leurs camarades;
  • offre un espace sécuritaire où les élèves peuvent discuter de similitudes et de différences culturelles, et déboulonner les stéréotypes.

Les enseignants ont aussi souligné qu’ils n’avaient pas à être polyglottes pour utiliser une approche plurilinguistique, et que même les enseignants qui estiment ne parler qu’une seule langue peuvent et devraient essayer une telle approche dans leur classe.

Aller de l’avant

Compte tenu des tendances multilingues au Canada et des récents appels à la prestation d’une éducation inclusive pour tous les élèves, des approches pédagogiques novatrices qui les préparent à communiquer dans plusieurs langues, cultures et contextes sont maintenant nécessaires. Les gens continueront de communiquer en personne et en ligne, et d’être en mesure d’utiliser leur répertoire pour comprendre comment la langue et la culture peuvent varier selon les divers contextes. Il importe d’être ouvert à plus d’apprentissages langagiers et culturels et toute société qui se dit inclusive doit militer pour l’inclusivité linguistique et culturelle dans les écoles et dans d’autres espaces. Si nous voulons mieux préparer nos élèves aux réalités du multilinguisme canadien actuel et futur, un changement doit s’opérer rapidement. Le Canada dispose d’une chance unique de demeurer un chef de file de l’éducation langagière, mais il doit voir au-delà du seul bilinguisme et encourager les Canadiens à devenir des citoyens multilingues. Soutenir le plurilinguisme ne mettra pas en péril les langues déjà présentes au Canada, mais marquera une ouverture dans la dichotomie français-anglais et dans le discours populaire voulant que notre pays soit bilingue. Le Canada est bien plus que cela.

Pour plus d’études de recherche et de ressource sur la question, consultez le site Web du Plurilingual Lab de l’Université McGill.

Photo de bannière : Adobe Stock

Première publication dans Éducation Canada, mars 2021

Lisez les autres articles de ce numéro

 

Conseil de l’Europe. (2020). Cadre européen commun de référence pour les langues : apprendre, enseigner, évaluer – volume complémentaire. Éditions du Conseil de l’Europe.
https://www.coe.int/fr/web/common-european-framework-reference-languages

Galante, A. (2020). Plurilingual and pluricultural competence (PPC) scale: The inseparability of language and culture. International Journal of Multilingualism.
https://doi.org/10.1080/14790718.2020.1753747

Galante, A. (2019). “The moment I realized I am plurilingual” : Plurilingual tasks for creative representations in EAP at a Canadien university. Applied Linguistics Review, 11(4), 551–580.

Galante, A., Okubo, K., Cole, C., Abd Elkader, N., Wilkinson, C., Carozza, N., Wotton, C., et Vasic, J. (2020). “English-only is not the way to go:” Teachers’ perceptions of plurilingual instruction in an English program at a Canadien university TESOL Quarterly Journal.
https://doi.org/10.1002/tesq.584

Harris, K. (30 octobre 2020). Federal government plans to bring in more than 1.2M immigrants in next 3 years. CBC News.
https://bit.ly/2IsfpJW

Statistique Canada. (2016). Diversité linguistique et plurilinguisme au sein des foyers canadiens.
https://bit.ly/3kAzFpn

UNESCO. (2019). International literacy day 2019: Revisiting literacy and multilinguism, background paper.
https://bit.ly/2IBL23B

United World Schools. (n.d.). UN sustainable development goals: Our role.
https://bit.ly/2IzVFDF

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Angelica Galante

Angelica Galante est une professeure adjointe en langues à l’Université McGill et directrice du Plurilingual Lab.

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