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Enseignement

Apprendre à rédiger un texte argumentatif sur la question de la violence: quel(s) objet(s) d’enseignement-apprentissage en classe de français ?

Suffit-il de partir d’une thématique dite « proche » des élèves ou d’actualité pour que des apprentissages complexes tel que celui de l’argumentation se mettent en place? Dans quelle mesure le débat oral peut-il jouer un rôle de préparation à la rédaction écrite? Le présent article répond à ces questions par le biais de l’analyse d’une séquence d’enseignement sur la rédaction d’un texte argumentatif dans une classe de français du secondaire (élèves de 15 ans) à Genève.[1] L’enseignante alterne un travail sur des contenus thématiques (discussions-débats sur la violence), des exercices sur des notions (arguments, connecteurs, concession) et la présentation de procédures à mettre en œuvre pour la composition d’idées, objet d’enseignement visé. Mais quelles facettes de cet objet se construisent-elles vraiment dans l’interaction avec les élèves?  Quel sens ces derniers arrivent-ils à attribuer aux activités? Quels obstacles rencontrent-ils?

Une des missions fondamentales de l’école, outre la transmission des savoirs, est la préparation des élèves à une vie en société, en tant que citoyens responsables. Cette facette éducative de la profession enseignante passe nécessairement par le partage des valeurs qui fondent nos démocraties et implique l’acquisition de savoirs et savoir-faire issus de l’ensemble des disciplines scolaires. Le débat argumentatif et l’enseignement de la production de textes argumentatifs en classe de français constituent, de ce point de vue, des outils privilégiés.

L’exemple de la séquence d’enseignement  analysé dans cet article porte sur la thématique de la  violence, question socialement vive, quotidiennement présente dans l’ensemble des débats publics. La séquence  présentée pose cependant la question de l’articulation entre le travail thématique et l’objet d’enseignement visé, à savoir  la rédaction d’un texte argumentatif. Se pose la question de savoir si  les contenus thématiques sont traités en tant que tels, avec un objectif éducatif (comment éviter la violence) ou si ils sont utilisés comme des sujets parmi d’autres possibles pour faciliter l’entrée en matière sur l’argumentation. Quel rôle joue le débat oral dans ce contexte, est-il rendu présent en classe comme outil pour mettre à distance la violence, dans quelle mesure prépare-t-il à l’argumentation écrite?  En résumé, quels sont les objets effectivement enseignés dans cette séquence?

Le tableau synoptique de  la séquence  d’enseignement présenté ci-dessous montre une organisation en cinq étapes, alternant  un travail sur des contenus thématiques (la violence, la délinquance, l’insécurité), sur l’argumentation orale, des exercices sur des notions (arguments, connecteurs, concession) et la présentation de procédures à mettre en œuvre pour préparer la composition d’idées.

L’enseignante commence par la correction d’un exercice de repérage d’organisateurs logiques (cause, conséquences, but, condition) pour consacrer un deuxième temps au développement de contenus thématiques sur la violence. Une troisième phase permet de préparer une composition d’idées sur le thème de l’insécurité à travers une discussion portant sur l’importance sociale de pouvoir donner son opinion, sur le contexte social du sujet posé ainsi que sur les procédures à mettre en œuvre pour la rédaction. Un travail sur les connecteurs et la concession précède immédiatement la composition d’idée qui clôt la séquence.

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Ce qui frappe d’emblée c’est la place importante accordée au traitement thématique en tant que « matière première » pour exercer l’argumentation orale et écrite. La thématique choisie constitue le fil rouge de l’ensemble de la séquence et fournit à l’enseignante à la fois un sujet d’éducation civique conférant une légitimité à l’objet d’enseignement (le débat comme alternative à la violence), les contenus (arguments) nécessaires aux élèves pour la rédaction de la composition et des entrées possibles pour entraîner et enseigner certains aspects spécifiques à  l’argumentation orale (argumenter ses choix) et écrite (procédures de rédaction, moyens linguistiques). Mais regardons de plus près l’articulation séquentielle entre les différentes dimensions travaillées, à savoir l’argumentation orale, le travail sur les opérations et procédés linguistiques et la production textuelle. Dans le cadre d’une première discussion sur des exemples de violence ordinaire, les élèves sont amenés à justifier les raisons pour lesquelles ils considèrent un exemple cité comme relevant d’un fait violent. L’enseignante leur demande de « faire une phrase complète, cohérente présentant le choix opéré et les raisons qui permettent de considérer [l’exemple] comme relevant de la violence ». Le deuxième temps correspond à un moment de débat à partir d’un article de presse lu, débat portant sur la nécessité d’un recours à la parole, au discours argumenté pour éviter le passage à l’acte en cas de conflit. Nous sommes ici au cœur de l’optique éducative évoquée plus haut, d’autant plus que cette partie de la leçon est ponctuée de digressions de la part de l’enseignante sur des faits divers locaux. Plutôt que d’un enseignement de l’argumentation orale en tant qu’objet d’enseignement-apprentissage autonome[2], et par conséquent comme outil du futur citoyen capable de s’opposer à toute forme de violence, il s’agit ici plutôt de préparer à la rédaction de la dissertation sur un thème directement lié, l’insécurité. Le débat, ou plus précisément l’interaction en classe, prépare à la production avant tout au niveau des idées (définir le sujet, recherche d’arguments et d’exemples), mais aussi  par des activités réinvesties lors de la planification de la rédaction (définition des termes, classement d’exemples selon une certaine logique) et par la manière très générale de les énoncer : la formulation de phrases complètes et claires.

Cette  logique de progression linéaire reliant l’argumentation orale et la production écrite apparaît  deux fois au cours de la séquence. Lors de l’étape 2 les élèves doivent  justifier, oralement, l’appartenance des exemples au monde de la violence et rédiger ensuite un texte court. Cette étape, sorte de version « allégée » introduit les étapes 3 et 4, contenant des activités plus complexes : lecture, débat, préparation à la rédaction longue. La progression à l’intérieur de l’enseignement de la production de texte se déroule également du simple (la rédaction de textes courts) au complexe (textes plus longs).

L’enseignement des notions et des procédés linguistiques nécessaires à la production textuelle apparaît en début de séquence et juste avant la rédaction (étape 4). Il s’agit d’exercices décrochés, effectués à partir de phrases isolées et sans réinvestissement explicite lors des phases d’entraînement aux compétences langagières complexes que sont le débat oral d’une part, la production textuelle d’autre part. L’obstacle que les élèves rencontrent lors du travail sur les connecteurs et la concession (étape 4) est intéressant du point de vue de l’activité proposée et dans la perspective de cet exercice comme préparation à la production.

Voici la forme sous laquelle celui-ci se présente:

Complète, développe et organise les phrases suivantes en fonction de la conclusion donnée. Chaque énoncé doit correspondre à la séquence schématique suivante : argument concédé ? argument plus fort? conclusion. Et voici l’exemple qui fait obstacle lors de la correction :

(Il est difficile de se lever tôt/Le lever du soleil est un spectacle magnifique)

Je vous propose que nous partions de bonne heure pour être sur place dès l’aube, avant l’aurore.

L’analyse de l’extrait d’interaction entre enseignante et élèves montre le guidage très serré de l’enseignante en ce qui concerne le repérage de l’argument concédé et surtout  la difficulté du choix des bons connecteurs, « ces formules, mots un peu particuliers » qui permettent de relier les idées, en occurrence ici, « certes » pour l’argument concédé, « mais » pour l’argument plus fort, « donc » pour la conclusion.  Ce qui pose problème ce n’est pas tant ce que l’enseignante nomme le « mécanisme », la logique de la phrase – les élèves emploient facilement des expressions telles que « il est vrai que », « je suis d’accord que », « bien sûr il est difficile de », mais l’utilisation des connecteurs, exigée par l’enseignante en vue probablement d’une production textuelle stylistiquement plus fluide et légère.

Le travail de préparation à la production  (étape 3B) remet l’accent sur  les dimensions thématique (discussion sur le contexte social du sujet et sur le sujet) et  procédurale.  Ce qui frappe ici, c’est la démarche analogue au travail entamé sur l’argumentation orale (définitions,  lecture d’une interview), comme si la compréhension du contenu, ici de l’énoncé de la composition, suffisait en elle-même pour permettre la clarté des propos : ce qui se comprend bien s’énonce bien. La partie procédurale reprend l’idée de la compréhension au niveau de la thèse et celle de la recherche d’arguments, activité intégrante de cette étape : l’enseignante fait lister cinq arguments pour et contre le fait que la police réprime davantage la délinquance.

Ces quelques considérations montrent, en dépit d’une thématique et d’un dispositif « moderne », une construction de l’objet enseigné selon une logique classique : du général au particulier (thématique : violence- sujet précis de la dissertation), du simple (texte court, oral) ou des parties (procédures, notions, exercices) au complexe (rédaction longue). Pour apprendre à argumenter, il faut, semble-t-il, tout d’abord savoir de quoi on parle, connaître son sujet (voir la partie définitions et formes de la violence), comprendre la problématique posée (thèse), se constituer une série d’arguments et contre-arguments pour y répondre, savoir illustrer son propos par des exemples ordonnés de manière logique (classement des exemples) ; sur un plan linguistique, il s’agit d’une part de comprendre les termes utilisés dans l’exposé de la problématique (explicitation des termes utilisés), de savoir transformer en ses propres mots (reformulation du sujet)  et de maîtriser des procédés linguistiques nécessaires à l’expression de sa pensée.

La séquence peut être qualifiée de classique aussi dans le sens où le texte à rédiger, la composition d’idées, s’adresse  à un lecteur universel. Cette tendance vers le général, l’universel se retrouve aussi, au niveau de l’objet enseigné, dans le parallélisme mis en évidence entre la manière de traiter l’oral et l’écrit qui  laisse à penser qu’il n’y a pas, dans l’esprit de l’enseignante, de différence fondamentale entre les deux objets, que le passage de l’un à l’autre peut s’effectuer sans heurts. L’objet « texte argumentatif » se dilue en quelque sorte dans l’intitulé plus large de « l’argumenter en général ». L’analyse d’une autre séquence d’enseignement tiré du même corpus de recherche[3] montre pourtant  la difficulté du passage de l’oral à l’écrit, liée aux  situations de communication différentes et plus particulièrement « le fait que la planification du discours est polygérée alors que le texte est monogéré »[4].

L’autre type d’obstacle, l’utilisation de connecteurs pour relier des phrases semble lié, dans un extrême inverse, à la décontextualisation d’une des dimensions nécessaires pour rédiger, mais qui, par le fait qu’elle soit travaillée au niveau de la phrase fait perdre momentanément le lien avec son usage dans la situation de communication que constitue le texte.  

Ces phénomènes didactiques de contextualisation-décontextualisation de l’objet enseigné sont légitimes, voire nécessaires. Ce que révèle cependant notre analyse de la séquence et des obstacles rencontrés par les élèves, c’est que le recours à la thématique de la violence comme fil rouge n’est en lui-même pas suffisant pour répondre au grand écart provoqué par ces deux mouvements extrêmes, dilution et fragmentation de l’objet.  Nous faisons l’hypothèse que  l’objet « texte argumentatif » sera d’autant plus facile à appréhender qu’il est présenté et enseigné dans sa spécificité propre, à savoir dans une perspective communicationnelle[5] qui permet de répondre aux deux types de difficultés rencontrés par les élèves : la  spécification de l’objet (resserrage du zoom) et un travail intégré des moyens linguistiques spécifique au genre traité (élargissement de la focale).

Pour revenir à la thématique de la violence, les alternatives possibles seraient de donner des outils aux élèves pour lutter contre la violence à travers la maîtrise de genres textuels tels que la pétition, la lettre ouverte, le débat oral tout en contextualisant davantage la thématique aux réalités du vécu de la classe ou permettre une réflexion sur l’actualité dans le monde afin que le sujet puisse remplir son rôle éducatif.

 

*EXPLOREZ LA NOUVELLE ÉDITION D’ÉDUCATION CANADA, PORTÉE PAR VOICED RADIO (MARS 2022)

 

RECAP – One of the key purposes of school, beside the transfer of knowledge, is to prepare students to become responsible citizens within society. This article examines the efficacy of meeting this goal by starting from a theme that’s appealing to students (or from news items they are familiar with) in order to stimulate complex learning – such as argumentation – to set in.  But how far does the activity of verbal debates prepare them for written argumentation? The author aims to answer these questions by analyzing a lecture series on writing an argumentative text about violence, which unfolds within a French class of 15-year-old secondary students in Geneva. Beyond learning new skills, will the debate become a tool within the class to keep violence at bay? Jacquin invites us to think about the meaning learners may give to such activities and what challenges they may face.


[1] Enregistrée dans le cadre d’une recherche plus large menée par le Groupe romand du français enseigné (Grafe) sous la direction de J. Dolz et B. Schneuwly, University de Genève (Suisse). Voir Schneuwly, B. & Dolz, J. (à paraîre). Des objets enseignés en classe de français. Le français de l’enseignant sur la rédaction de textes argumentatifs et sur la subordonnée relative.

[2] Dolz, J. & Schneuwly, B.  (2009) Pour un enseignement de l’oral : initiation aux genres formels à l’école. Issy-les-Moulineaux : ESF.
Dolz, J. & Schneuwly, B. (2009). Des objets enseignés en classe de français. Le travail de l’enseignant sur la rédaction de textes argumentatifs et sur la subordonnée relative. Rennes : Presses Universitaires.

[3] Jacquin, M. (2006). Le rôle de l’élève dans la construction de l’objet enseigné. L’exemple du texte d’opinion. In Actes du 9ème Colloque de l’Association Internationale pour la Recherche en Didactique du Français (AIRDF) (Québec, 26-28 août 2004). [CD-ROM].Québec: Université de Laval.

[4] Bain, D. (1991). L’argumentation orale prépare-t-elle au texte argumentatif écrit ? In Wirthner, M., Martin, D. & Perrenoud, Ph. Parole étouffée, parole libérée. Fondements et limites d’une pédagogie de l’oral, p. 161. Lausanne : Delachaux et Niéstle.

[5] Bronckart, J.-P. (1985). Le fonctionnement des discours. Delachaux et Niestlé

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Marianne Jacquin

Marianne Jacquin est chargée d’enseignement en didactique de l’allemand à l’Institut de formation des enseignants du secondaire (IUFE) de l’Université de Genève. Ses recherches portent sur la didactique du français et de l’allemand langue étrangère et plus particulièrement sur l’enseignement de la lecture et de l’écriture. 

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